CHASE CORMIER, Mal, Moncton: Éditions Perce-Neige, 2024. ISBN: 9782896914753.
Compte rendu par Joshua Barrière (Click here to read the English version of this review)
Difficile à classer, Mal se définit simplement en tant que récit : les éditeurs eux-mêmes admettent qu’il échappe aux catégories habituelles. L’ouvrage se compose de vingt-quatre fragments, des souvenirs d’adolescence du narrateur et personnage principal, Perroquet. Muni d’un charme discret et d’une grande concision, il y retrace les moments charnières d’une période marquée par la découverte et la transformation : la séparation de ses parents, la rencontre fortuite d’un croque-mitaine, ou encore le simple partage de nourriture et d’écriture en famille. Ce petit texte s’inscrit dans un passé récent et familier, celui du paysage chaud et humide de Opelousas, en Louisiane.
Le choix de revisiter les souvenirs de l’adolescence dans un texte franco-louisianais n’a rien d’étonnant. Comme bien d’autres cultures minoritaires, celle-ci a connu d’importantes mutations au fil des dernières générations. Si les traditions d’autrefois s’effacent peu à peu, une nouvelle génération, plus mondialisée, s’affirme désormais. Cormier s’attache à éclairer cette génération émergente et la relation singulière qu’elle entretient avec sa culture. Les moments d’incertitude et de lucidité que le récit met en scène dépassent la seule sphère de la mémoire individuelle : ils rejoignent l’expérience universelle des cultures minoritaires.
En moins d’une centaine de pages, le lecteur est immergé dans la dynamique familiale de Perroquet. On y découvre notamment ses grands-parents paternels — dont son grand-père Mal —, ses parents, ainsi qu’un cercle élargi de proches et d’amis. Seul autre personnage nommé, Mal donne son titre au livre. L’usage du mot « Mal » rejoint le sentiment exprimé par Albert Legrand (professeur de littérature francophone en Alberta), qui définissait ce mal ressenti par les cultures minoritaires « comme une aberration de l’espace natal auquel nous étions tous pourtant destinés à appartenir ». Le lieu d’origine, censé offrir ancrage et sécurité, devient alors un espace de trouble et d’aliénation ; il en va de même dans le récit de Cormier. Cette tension entre enracinement et rupture se manifeste jusque dans la forme du texte, qui oscille entre les genres et défie les conventions.
Bien que Mal ne se présente pas comme un recueil de poèmes, le découpage des paragraphes l’éloigne aussi de la prose traditionnelle. Dans une entrevue accordée à French Press, chaîne YouTube de l’Université de l’Ohio, Cormier, professeur de français et originaire de la Louisiane, explique que le texte a pris d’abord la forme d’un recueil de poésies, ce qui n’a rien de surprenant. Il opte néanmoins pour la prose, conscient de la rareté de ce genre dans la littérature louisianaise d’expression française. Bien des poètes ont su donner à la prose une densité poétique remarquable — pensons à Saint-John Perse, par exemple. Plusieurs passages du livre brillent par la nouveauté de leurs images et la force de leur émotion ; toutefois, une versification assumée aurait peut-être permis de concentrer l’œuvre sur l’essentiel en élaguant certaines composantes secondaires (le motif de la fourmi, notamment). On songe ici à Frenchtown Summer de Robert Cormier, excellent exemple de ce genre dans la littérature franco-américain.
Ce texte habite résolument une zone d’indétermination entre la poésie et la prose : et c’est tant mieux. Sa dimension poétique s’avère essentielle : elle inscrit Mal dans la lignée de ce que François Paré (professeur à Ottawa) nommait les « littératures de l’exiguïté ». La poésie, écrivait-il, est « le langage des marginalités », celui des « petites » littératures. Si la poésie domine dans la production franco-louisianaise, c’est qu’elle correspond à sa nature même : riche, singulière, capable de traduire des réalités mouvantes et périphériques. Un extrait du chapitre « Battements » en témoigne éloquemment :
La prairie fourmille d’histoires que je veux écrire. Parenté sur parenté, du travail dur, récolte après récolte, fourmi devant fourmi. Des fois le vent chante. Des fois Mal se tait. Des fois on peut entendre les battements des ailes, les pleurs du saule, les louches de la coulée qui me berce avec ses contes. (69-70)
Au-delà des figures de style, c’est le rythme des phrases et la richesse des images qui confèrent à ce passage sa puissance, sa qualité poétique. Cette poésie coexiste pourtant avec des moments d’écriture plus prosaïques, établissant une oscillation équilibrée.
Ce jeu entre prose et poésie se prolonge dans l’évocation des pratiques culinaires, où la viande, loin d’être un simple motif, devient vectrice de mémoire et de signification. À travers les plats cajuns et la boucherie, Cormier élabore une poétique du geste et de la matière, où l’écriture s’enracine dans le réel tout en s’élevant par le rythme et l’image. Dans un article critique, l’auteur décrit ainsi le lien intime entre poésie et pratiques culinaires dans l’imaginaire franco-louisianais :
Les poèmes en tant que récits culinaires et culturels contribuent à l’effort communautaire et perpétuel de définition de l’ethnicité et de narration de la mémoire collective, et offrent un espace aux écrivains pour trouver leur voix et se connecter avec d’autres écrivains et lecteurs à l’intérieur et l’extérieur de leur propre communauté.1
[Poems as culinary and cultural narratives contribute to the communal and perpetual effort of defining ethnicity and stor(y)ing collective memory and provide a space for writers to find their voice and connect with other writers and readers from within and outside their own community.]
Les notions énoncées par Cormier dans cet article sont mises en œuvre dans Mal. Le geste d’écrire se nourrit littéralement de la cuisine, qui devient source d’inspiration. En rapprochant subtilement l’acte culinaire et l’acte d’écriture, Cormier passe de l’un à l’autre avec aisance ; ainsi, Perroquet suggère que récit, prière et bouillon devraient naître d’une même attention créatrice :
« Une prière chantée est une prière doublée », m’a toujours dit ma mère. Le court-bouillon gargouille. Son odeur ramène l’œil de mon imaginaire là, au milieu du souvenir, et je pense à la manière dont on concocte les histoires.(71)
Comme la cuisine, la langue elle-même participe à l’ancrage du récit dans un territoire culturel précis. Cormier emploie des termes régionaux, des tournures familières, un lexique particulier. Ce recours à l’oralité, fréquent dans les « petites littératures », vise souvent à faire entendre l’écriture. Ici, son usage demeure mesuré : il confère au texte une couleur singulière sans se muer en expérimentation linguistique ni se verser dans un dialecte revendicatif et politique, comme peut l’être le joual québécois.
Les régionalismes louisianais risquent toutefois de dérouter certains lecteurs. Pour en faciliter la lecture, un glossaire de quatorze mots figure en fin d’ouvrage : une tentative de médiation entre l’indicible et le dicible, que François Paré décrivait comme un passage « dans l’univers du traduisible ». Cormier confiait dans l’entrevue déjà mentionnée qu’il ne souhaitait pas de glossaire ; la présence minimale de termes comme cheuve (pelle), charrer (jaser) ou baribara (bruit) représente donc un compromis judicieux entre accessibilité et fidélité aux couleurs régionales.
Paré observait que, dans les littératures marginales, « écrire, c’est se faire entendre écrivant » : autrement dit, elles réfléchissent souvent sur leur propre acte d’écriture. L’un des thèmes majeurs de Mal est précisément celui de l’écriture. Certaines des pages les plus fortes naissent de cette conscience aiguë du geste auctorial. Lorsque Perroquet évoque son père, éloigné de ses racines culturelles, le texte atteint une intensité singulière :
Admettre que mes os sont aussi les os de mon père, que sa chair est aussi ma chair et celle de Mal. Chair et os délicats comme une arête dans une sauce piquante. Ça me fait peur de me voir disparaître, fondre dans le passé. Jour après jour, je suis après faire boucherie comme une scie qui ne s’arrête jamais de crier sa peine. Faire couler du sang sur le plancher ou faire couler l’encre sur le papier. Autour de moi, il n’y a que des tables éclaboussées par le sang rouge. (64)
L’écriture devient ainsi mode de transmission et moyen de survie, certes, mais surtout de création culturelle. Si le père s’est éloigné de ses origines, l’acte d’écrire permet à Perroquet — et à l’auteur — de renouer avec le passé au-delà de la boucherie.
La tension intergénérationnelle qu’évoque le texte rejoint celle de toute communauté marginalisée confrontée à l’érosion de ses traditions. Il n’est sans doute pas anodin que seuls deux personnages portent un nom propre : Mal et Perroquet. Les autres se font archétypes, figures d’une expérience collective : les grands-parents, gardiens de la tradition ; les parents, en rupture pour diverses raisons (pressions sociales, dépendances, assimilation) ; enfin, la jeunesse, en quête de mémoire sans renier le présent. Mal, le Père et Perroquet incarnent subtilement ces rôles générationnels. En évoquant une intimité familiale, le texte parvient à toucher cette réalité partagée.
Notes
Chase Cormier, “Recipes, Poems, and Memory in Contemporary Louisiana Francophone Literature,” Contemporary French and Francophone Studies, 2023, 27:4, 560-569, DOI: 10.1080/17409292.2023.2237800