Ma famille en Louisiane
par Jérôme Pilette

MA FAMILLE EN LOUISIANE

par Jérôme Pilette

Est-ce que je suis fou ?

Une fois de temps en temps je me demande en bon québécois « Qu'est-ce que je câlisse icitte ? » {Qu'est-ce que je fais ici ?} Et si je suis fou. Quand j'avoue ça aux gens, ça les fait rire. Je me dis que je pourrais être confortablement assis à jouer à des jeux vidéo ou regarder une série en rafale avec mes copains à la maison, à boire de la bière, manger de la pizza... mais je torture mes jambes, mes mains, mon dos et mon cul sous un soleil de plomb, sous la pluie et contre le vent sur ce vélo pour aller Aussi Loin Que Possible Vers Le Sud. Oui, peut-être que je suis fou.

Jour 74 – Nouvelle-Orléans, LA à Raceland, LA

Date : 1 Octobre 2017

Distance : 95.9 km

Il y a tant de choses à voir et à faire à Nouvelle-Orléans. Voici une liste de quelques impressions :

– Des maisons de millionnaires sur la discrète Bamboo Street ;

– Une femme dort sur le trottoir à 13h, la paix des ivrognes sur le visage ;

– Une voiture sur quatre blocs ;

– Des maisons de toutes les couleurs que vous pouvez imaginer ;

– Des routes de briques grises, certaines fissurées, de l'eau jaillissant par les fentes ;

– Des milliers d'odeurs ;

– Les groupes de musique live sur Bourbon Street ;

– Des centaines de pauvres âmes sous les ponts, certaines, orphelines de Katrina ;

– Un gars saoul nous demandant de quitter les lieux pour pouvoir baiser sa copine sur

un monument de canon ;

– Les tramways rouges ;

– Les grands arbres décorés de mousse espagnole.

Nouvelle-Orléans est un mélange entre les cultures américaine, française, espagnole, africaine et caribéenne, à mi-chemin entre une métropole moderne et un repaire de pirates. Il semble qu'il y ait tant de choses à voir que je pourrais passer plus d'une vie ici. Il y a beaucoup de choses dans ma propre ville que je n'ai jamais pris le temps de voir. Ma situation de voyage constant me rend plus désireux de découvrir les choses. Quand je vivais
quelque part, après un temps je me disais connaître l'endroit, je croyais avoir tout le temps du monde pour aller visiter tous les recoins. Quand on voyage, on prend conscience que son temps un en endroit donné est limité. On veut capturer le plus possible de chaque lieu. Je traverse toutes ces villes où je me verrais vivre, où, pour un instant, je me fantasme des vies. J’y passe tout au plus une poignée de jours, sans parfois connaître leurs nuits. On ne connaît pas vraiment une ville quand on n'a pas connu ses nuits. La nuit, les villes montrent un autre visage. Je croise toutes ces vies pétillantes, tous ces gens dont je voudrais tout savoir, que je voudrais mes amis. Ce n’est pas que je collectionne les gens, les endroits, les rencontres superficielles. Au contraire, c’est étonnant la profondeur des sujets que l’on peut partager avec des étrangers. On ne connaît pas bien les gens tant que l’on n’a pas sué avec eux, peiné avec eux. On change sous la pression, sous l’effort. On ne se connaît sans doute pas très bien soi-même tant qu’on n’a pas frappé ce mur, poussé cette note de plus pour aller plus loin.

Adieux Paresseux

J'ai dit au revoir à mes hôtes Eleanor et Cindy. Zara dormait encore. Je laisse toujours des gens et des endroits sympas avec le cœur lourd. Quand on est moi (au cas où vous le seriez un jour on tombe toujours en amour, au moins un peu. Avec des yeux, avec un trait de personnalité, avec une histoire d'amour mentale faite de quelques secondes d'interaction. Quand on est moi, on a toujours un peu le cœur brisé. Mais mon cœur a été usé longtemps à ces petits chagrins. J'ai travaillé sur des spectacles et des événements où vous rencontrez et devenez ami avec de nouvelles personnes pendant un jour, partagez l'adrénaline d'un montage et d'un test de son, la passion et le stress d'un spectacle live, l'épuisement d'un démontage, le réconfort d'une bière, et parfois ne vous revoyez jamais. J'ai travaillé sur des plateaux de cinéma où on sue, rush, crie, pleure ensemble, où on fait un drame avec rien et on fait un rien avec les drames, on devient une famille pendant des semaines, parfois des mois, et quand le clap final arrive, certains partent sans dire au revoir. Ce sont des domaines de travail passionnés, mais à rythme rapide et axés sur l'efficacité. Je suis aussi responsable de ces maux. Je n'ai jamais été bon pour me faire de nouveaux amis. Même lorsque j'y arrivais, j'ai toujours été nul pour appeler les gens, demander des nouvelles, entretenir des relations. Je ne crois pas que je prenne les gens pour acquis. C'est seulement comme ça que je suis. Je peux parfois me perdre dans ma tête et oublier que le monde autour existe pour de longues périodes de temps.

...

J'ai quitté Nouvelle-Orléans nonchalamment, lentement, la moitié de mon être voulant rester. Peut-être plus de la moitié. Il pleuvait à siaux. La pluie est bonne pour ce genre de journées. On se sent comme si le ciel faisait preuve d'empathie. Ici, les rues s'inondent rapidement. La ville est dans une sorte de bol géologique, certaines de ses parties sont six pieds sous le niveau de la mer. En quelques minutes, je roulais dans un demi-pied d'eau. J'ai traversé le grand pont vers la berge Sud du Mississippi, et trouvé une amie. Une petite figurine de tortue. Je cherchais une figure de proue depuis un moment, pensant à un jouet de navire, de vaisseau spatial, de voiture, mais c'était parfait. Comme une tortue, je suis lent, mais je poursuis mon chemin.
Les réparations et remplacements de pièces ont fait beaucoup de bien à mon vélo. Je roulais de deux à trois km/h plus vite que d'habitude, sans effort. J'ai aussi eu la preuve que ce n'est pas moi qui est négatif quand je dis que je n'ai pas eu de vent dans le dos depuis que j'ai quitté la maison. J'en ai eu cette journée-là, et la différence était impossible à ignorer. C'est incroyablement plus facile de rouler avec le vent dans le dos.
Quelque part à Raceland, j'ai vu un joli petit restaurant. Il était fermé. Il y avait des tables de pique-nique des deux côtés et un coin de gazon caché entre le patio arrière et la rivière. Il y avait un boyau d'arrosage, idéal pour une douche de hobo. Même s'il était tôt, ça me semblait un bon endroit pour passer la nuit. Après avoir mangé des doigts de poulet frit qu’une dame m’avait donné en chemin, je me suis couché sur l'une des tables de pique-nique. J'ai reposé mon dos environ 10 minutes. Une voiture de police est arrivée.

— Vous ne pouvez pas dormir ici, a dit l'officier sur un ton de question de sécurité nationale.

— Je ne dormais pas, je me reposais, ai-je répondu, de manière peut-être un peu trop effrontée.

L'agent a ensuite posé une série de questions : Mes cartes d’identité ? Depuis combien de temps j'étais au pays ? Légalement ? Par quel poste frontalier ? Où j'allais ? J'ai répondu fermement à toutes ses questions. Son attitude m'a laissé croire qu'il ne pouvait concevoir que quelqu'un fasse un voyage comme celui que j'étais en train de faire. Pour cet homme, la seule voie était le travail et la famille, point. Il a pris mes cartes et mon passeport, est allé dans sa voiture. Il y est resté quelques minutes. Il est revenu avec une attitude plus détendue, rassuré que je n'étais pas sur la liste des individus les plus recherchés par le FBI. Une partie de moi a pensé que le dernier endroit où ils s'attendraient à ce que je me réfugie pour la nuit était de revenir ici même dix minutes plus tard. Quelques personnes sur un balcon en diagonale de l'autre côté de la rue me regardaient depuis un moment. Étaient-ils seulement curieux ? Ou bien c'étaient des vigilantes wannabes en manque d'héroïsme et cherchant un type suspect à tabasser ? Peut-être qu'ils me regardaient depuis mon arrivée et avaient eux-mêmes contacté la police. Je n'avais pas envie de découvrir ce qu'ils voulaient. Je n'avais plus assez d'énergie pour les problèmes. J'ai quitté les lieux.

...

J'ai poussé 15 kilomètres de plus après le restaurant et trouvé un coin pour camper. Un terrain vague entre des remorques et des camions, derrière un casino. Il faisait déjà nuit. J'ai remarqué que mon vélo était garé sur une fourmilière quand je me suis fait piquer par des fourmis rouges. Si un jour vous avez besoin de vous bouger le cul, asseyez-vous sur des fourmis rouges. Résultat rapide garanti ! Derrière, il y avait une maison. J'ai monté ma tente aussi furtivement que possible. Un type est venu garer sa voiture, a jeté des sacs d’ordures dans une benne en écoutant Long Time par Boston. Ça a été ma berceuse.

Jour 75 - Raceland, LA à Bayou Black Road, LA

Distance : 43.8 km

Qui a vécu ici ?

Un étage. Deux chambres, deux salles de bains. Un salon-cuisine avec un grand comptoir qui servait peut-être aussi de table à manger. Dans la chambre du fond, un lit capitaine, sans matelas. Des autocollants d'étoiles fluorescentes au plafond. Un drapeau « All Star » de la MLB au-dessus de la fenêtre.
Dans les armoires de la cuisine, plus que quelques pots de crème glacée vides, des paquets de serviettes couleur bourgogne, quelques produits ménagers et une bille. Enfant, je collectionnais les billes. Une bille provenant d'une maison abandonnée en Louisiane aurait
représenté une fortune sentimentale dans ma collection. Des insectes morts, des crottes de souris ici et là. Les fenêtres bouchées avec des draps noirs. Une ampoule LED au-dessus de l'évier contraste avec l'aspect années 60 des lieux. Un couloir mène à la cour. Il y a une petite clôture à chiens. à l'arrière, une remise. Un ballon de basket-ball à moitié dégonflé... ou à moitié gonflé... c'est comme le verre... une petite canne à pêche, un baril de sable. Dehors, les herbes me vont aux épaules...un chicken coup. Ce devait être une famille de trois. L'endroit a dû être inondé après un ouragan.
J'ai étendu mon sac de couchage sur le lit capitaine. De petits clous sur les murs devaient soutenir des photos. J'y ai accroché mes vêtements.

...

Il a plu presque toute la journée. J'ai passé plusieurs heures à la bibliothèque de Houma, puis je me suis arrêté dans une charmante crémerie. Le genre de crémerie que vous mettriez dans un film comme Amélie Poulain. Après une délicieuse glace aux bonbons, je suis retourné sur la route pour quelques kilomètres. J'ai trouvé cette maison abandonnée vers 6 heures PM. J'ai regardé à gauche, à droite : pas de trafic sur Bayou Black Road et pas de voisins proches. J'ai marché rapidement vers la porte, elle était débarrée.

L'endroit est poussiéreux et sent un peu le moisi, mais ça fera l'affaire pour la nuit.

Jour 76 - Bayou Black Road, LA à Nouvelle-Ibérie, LA

Date : 3 Octobre 2017

Distance : 122.3 km

Sur les bords de la Bayou Black Road cohabitent les usines, les fleurs, les déchets et les croix en hommage à ceux qui y ont laissé leurs vies. C'est la route où j’ai vu le plus de ces croix depuis mon départ. C'est plutôt inquiétant. Aujourd'hui je suis passé par Morgan City, une ville dont la composition chimique est 50% chantiers navals et 50% clubs de strip-teaseuses. Il y avait aussi une raffinerie de canne à sucre. Et un petit kiosque à beignes. Pas des beignets. Des beignes. Des beignes massifs et pesants. Ma kryptonite. Je suis sincèrement une pute à beignes. Les beignes sont le sucre, mais les beignes sont aussi l'enfance. Les beignes signifient de bons moments avec mon grand-père. Quand j'avais six ou sept ans, mon grand-père a commencé à m'amener travailler sur la route de carton durant l'été. Il était dans le recyclage de carton. Chaque matin, nous nous arrêtions sans faute au donut shop et savourions nos beignes. En fin d'après-midi, nous arrêtions dans un autre donut shop sur le chemin du retour. Les beignes de Morgan City sont sans doute les plus gros que j'aie jamais mangés.
En cours de jour, j'ai décidé d'améliorer mon record quotidien de distance. J'ai réussi de justesse en rôdant dans Nouvelle-Ibérie pour me trouver un endroit où dormir. Ça me semblait une charmante ville, même de nuit. La nuit, certaines villes se drapent plutôt d'une robe menaçante. Pas celle-ci. J'étais fatigué de rouler. Je n'avais pas envie d'errer. J'ai repéré un parc municipal, j'y suis entré et j'ai installé ma tente près d'un buisson, sans trop savoir ce qu'il y avait autour.

Sixième Sens

Je me suis levé. Le soleil coulait à travers les branches comme un jaune d'œuf chaud et clair. Je me suis rendu aux toilettes. La porte ne fermait pas complètement. Alors que je me lavais les mains, j'ai rencontré William Bergeron. Nous nous sommes échangés le bonjour. Je suis retourné à ma tente et ai remballé mes trucs. Sortant du parc, j'ai recroisé William. Ils terminaient leur marche matinale. William m'a questionné sur mon vélo, je lui ai raconté mon histoire. Je l'ai interrogé au sujet d'un bon endroit pour déjeuner : Victor's Cafeteria. Il y a beaucoup de Bergerons en Louisiane, m'a raconté William. C'est un homme énergique, enjoué. Un architecte. Il regrettait que sa maison n'ait pas été plus proche, il m'aurait invité à déjeuner. Il a fini par marcher avec moi jusqu'au Victor's.

— Je pourrais te raconter une histoire qui te ferait tomber sur le cul et ferait de toi un croyant. Je suis un ange de Dieu.

Je ne me souviens plus trop pourquoi ce sujet est venu. Je suis un grand sceptique, mais tant que William est heureux, il peut bien être un ange de Dieu s'il veut ! Il n'avait pas l'air d'un coucou malade de dévotion. Il a dit ça sur le ton de la conversation. Il ne m'a jamais raconté l'histoire par contre. William a décidé qu’il m’invitait à déjeuner. Comme il n’avait pas son portefeuille, il a emprunté de l’argent au Pasteur, qui était assis à une table avec deux autres Pères. Œufs brouillés, bacon, biscuits, grits et jus d’orange. Délicieux !
William m’a raconté quelques détails sur la ville de Nouvelle-Ibérie. Ils accueillent le Festival de Gumbo la fin de semaine prochaine ; des milliers de kiosques où tous les chefs préparent leurs recettes de gumbo pour le grand concours. Il m'a recommandé de visiter les jardins Rip Van Winkle en chemin vers l'Ouest, et de faire un petit détour sur le bord de la rivière une fois à Delcambre, où je pourrais voir des crevettiers déchargeant leurs cargaisons. Il regrettait que je parte, car demain au Victor’s, un groupe se réunissait pour parler français. (Le voyageur expérimenté qui édite ce texte serait resté, lui. Et probablement jusqu'au Festival de Gumbo.) William a dit qu’à Abbeville, je trouverais certainement des gens avec qui parler Français. Abbeville paraissait un bon endroit où m'arrêter.
Dehors, devant la station, une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. William et sa femme tenaient à me donner 20 $ pour mon voyage ! Sérieux ? Ouais ! Deux coins de rue plus loin, j'ai vu une affiche indiquant un
thrift shop. J'avais besoin de nouveaux pantalons de pluie. J'ai suivi les signaux, mais le marché était fermé. Une voiture est passée à côté de moi, disons, d'une façon dangereusement enthousiaste. La femme de William était revenue me donner un chapelet et quelques « God Bless You » pour la route.
En sortant de la ville, je suis passé devant la maison d’enfance de William. Il m'avait dit où la trouver. Même si ce n'était qu'une maison ordinaire, le fait de connaître William a fait de ce lieu un sympathique petit point touristique personnalisé.
Tel que recommandé, je me suis arrêté aux jardins Rip Van Winkle. J'ai suivi le sentier du jardin en sens inverse, ce qui fut tout ce dont j'avais besoin pour me faufiler sans payer. Vraiment un endroit superbe et paisible. De petites fontaines, des plantes exotiques. Il y a une cheminée dans le lac. La maison d’un riche acteur s’est effondrée quand un gisement de sel a été percé par une équipe de forage dans les années 80. C'est maintenant une attraction des jardins. Je suis revenu vers l'entrée puis passé au petit resto pour un BLT et le meilleur pudding au pain que je n’aie jamais mangé. J'ai peut-être évité le prix d'entrée, mais voici une bonne pub pour le restaurant.
Dans la boutique souvenir, il y a un dessin de la célèbre
nouvelle maison des jardins, signé William Bergeron. William tenait à ce que je demande à voir ce dessin. Pas simplement le trouver, ni non plus l'acheter, mais bien « demander à le voir ». Sans doute pour montrer aux propriétaires qu'il y avait de l'intérêt pour son dessin.
Signe, adon, coïncidence, mais ma requête
Couchsurfing pour passer la nuit à Abbeville a été acceptée par une autre Bergeron. La maison de Belle est à deux pas de la bibliothèque d'Abbeville, où je m'étais arrêté pour voir si j'avais des courriels. Elle est venue me rejoindre là. J'étais confus « Hein, quoi ? Oui, c'est moi Jérôme. » Qui est-ce que je pourrais connaître ici ?
Belle est tellement cool ! D'entrée de jeu, elle m'a dit que si je voulais rester plus d'une nuit, c'était sans problème. Elle m'a invité à me rendre chez elle tout de suite ; elle avait un bureau et un ordinateur sur lequel je pourrais écrire. Réfléchissant à un endroit où je pourrais parler un peu de français, elle m'a invité à aller voir un lancement d'album à Lafayette. Génial !
En chemin, Belle m'a fait découvrir Lost Bayou Ramblers, un excellent groupe cajun. Trop bon. C'est comme du blues, du country, du cajun, du reggae ; une tonne de genres différents qui sonnent distincts, mais qui s'harmonisent parfaitement. Comme on disait sur les show quand on
pognait un bon band : Ça sonne comme une tonne de brique. Les Bayou Ramblers, c'est comme une tonne de brique qui danse en salopettes dans un mushpit, un peu chaudasse sur le moonshine, avec un brin de paille dans une grand yeule fendue par un sourire. Tu sais qu'elle va avoir une solide gueule de bois demain matin, mais elle donne tout ce qu'elle a pour le party !
Belle m’a offert une sangria dans un chic petit bar et m'a initié à quelques expressions et coutumes locales :

– Ils disent
Bruh à la place de Bro ;

– Ils disent
Cher (comme le faisait ma grand-mère, comme en Gaspésie, mais ils le prononcent comme Chat, ou Shy);

– Se promener sur la rue avec une consommation alcoolisée est habituel ;

– En ce moment le Français est ramené à la mode dans la région par la vague Nouveau Cajun.

En attendant le début du spectacle, nous sommes allés dans une boutique de T-shirts et souvenirs. Belle recevait sa monnaie après avoir acheté un souvenir pour son copain Charlie.

— Une autre tradition qu'on a ici, c'est que quand c'est la fête de quelqu'un, on lui épingle de l'argent sur la chemise, comme ça.

— Tu veux savoir quelque chose de drôle ?

— Quoi ?

— C'est en fait vraiment ma fête aujourd'hui.

— Non ! Arrête ! Montre-moi tes cartes !

J'avais prévu ne dire à personne que c'était ma fête, parce que ça aurait fait un peu « Yo, c'est ma fête, célèbre-moi ! » Mais c'était trop drôle ; Belle a senti que c'était ma fête ! Et William m’avait payé la traite ce matin ! C'est comme si l’Univers savait que c’était mon anniversaire !
Bonsoir Catin, le groupe qui faisait son lancement, était du type tranquille, faisant des
covers de quelques classiques. C'était bien de découvrir la musique cajun plus traditionnelle. J'ai pu parler un brin de Français avec les membres du groupe, et certaines chansons avaient des paroles en français.
On devait aller voir un jam au Blue Moon Hostel. Belle m'a offert une bière, en sachant que c'était pour ma fête cette fois. Nous avons attendu un bout de temps. L'événement annoncé à 9h a été retardé à 10h30. Comme Belle travaillait le lendemain, nous avons quitté. Elle a offert de me payer un lit à l'hostel, histoire que je fasse le party pour ma fête. Sérieusement ! Je ne pouvais pas accepter ça. Je ne voulais quand même pas abuser de sa générosité... et il y avait du gumbo au menu a la maison. Blue Moon Hostel avait une ambiance super. J'essaierai d'y retourner un jour. De retour chez Belle, elle a réchauffé un vrai gumbo maison. Saucisses épicées, poulet, sauce. Miam ! Elle m'a conseillé d'ajouter de la salade de patates. Un délice !

...

— Mange ce que tu veux dans le frigo, il y a des restes de barbecue, des saucisses et plein d'œufs, avait dit Belle avant de partir pour le travail. Elle est enseignante spécialisée.

J'ai mis des vêtements dans la laveuse, la cafetière en marche et me suis fait une omelette avec de la saucisse. J'aime le sucre. J'aime les brownies. Alors, quand j'ai vu des brownies dans le frigo, j'en ai mangé un. Vous voyez probablement déjà où cette histoire s’en va ?
Après quelque chose comme 30 minutes, j'ai pensé « Attends une minute, et si c'était des brownies au
pot ? Non, je sentirais déjà le buzz ». 15 minutes plus tard, j'étais gelé. Je veux dire, vraiment gelé. Je me suis mis de la musique et ai commencé à faire la vaisselle pour garder mon esprit concentré sur quelque chose. J'ai plutôt dansé la vaisselle. À un certain moment, je séchais une assiette en me tenant sur un pied, juste parce que ça me semblait la chose à faire. Belle a ces magnifiques poteries, assiettes, bols, tasses, si beaux que j'avais peur de les manipuler. Je les plaçais dans l’armoire avec beaucoup trop de précautions, comme si c'était de la nitroglycérine susceptible d’exploser au moindre faux mouvement. Sur les étagères de la fenêtre au-dessus de l'évier, elle a un bel ensemble de cristaux et d'artefacts, et un de ces petits chats chinois dorés qui agitent constamment la patte. Je me suis senti comme dans un dessin animé. Avec le Soleil qui brillait à travers la fenêtre, c'était comme la scène de fin de Roger Rabbit où tous les personnages dansent et chantent.
Belle a de superbes œuvres d'art partout dans sa maison. Ça m'a rappelé les appartements de ma tante. Peu importe où elle a déménagé, elle a toujours donné à ses logements une touche unique, une personnalité, avec des plantes, des figurines, des affiches, des meubles antiques. Belle et tante Sarah ont toutes les deux un œil pour trouver des objets uniques avec un petit quelque chose, une âme et une histoire.
Après un temps, l'anxiété a embarqué et je m'inquiétais de ne pas avoir le temps de laisser passer le buzz avant que Belle et Charlie ne reviennent. Pourquoi est-ce que je m'en ferais avec ça ? Ils avaient des brownies au pot dans le frigo, ils s'en foutraient clairement que je sois gelé. Inexplicables anxiétés de buzz. Peut-être avais-je peur d'agir comme un mésadapté social. Mais le temps était ralenti. Ma lessive était encore dans la laveuse, il n'était même pas midi.
Un peu plus tard, j'étais vraiment trop buzzé. Je me suis allongé sur le lit et j'ai regardé des vidéoclips pour laisser ma tête cuver la drogue. Vous savez, quand vous avez ces idées qui vous semblent géniales mais que vous êtes trop fini pour prendre des notes ? Je me souviens en avoir eu trois. Peut-être que si je les avais notées, je les relirais et me demanderais « C'est quoi cette merde ? » Mais je ne l'ai pas fait, et suis pris avec le sentiment d'avoir perdu de bonnes idées.
Je me sentais toujours comme si mon cerveau était de la guimauve quand Belle est revenue. C'était drôle, mais elle se sentait aussi désolée que je sois si défoncé. Elle m'a emmené faire un tour chez sa grand-mère. Elle devait prendre des photos de son artisanat, pour préparer une vente. Je me suis promené dans le jardin pendant qu'elles étaient à l'intérieur.
Nous sommes revenus et le reste de cette journée est assez flou dans mon esprit. Je pense que j'ai essayé de l'Absinthe avec Charlie. Il est chimiste et avait un procédé complexe pour la préparer afin de produire la bonne réaction chimique et la saveur recherchée. Charlie vient d'emménager chez Belle. Elle vivait avec un de ses meilleurs amis depuis 14 ans. L'ami est parti cette semaine. On peut dire qu'elle était en « peine d'ami ». Charlie m'a raconté une blague de Boudreaux et Thibodeaux. En pays Cajuns, les blagues de B & T sont comme les blagues de
Newfie au Québec : un classique.

Boudreaux et Thibodeaux vont à la ferme acheter des mules. En rentrant, Boudreaux demande à Thibodeaux:

— Mais Thibodeaux, comment allons-nous savoir quelle mule appartient à qui ?

Thibodeaux répond :

— Je vais couper l’oreille d’une des mules, alors nous saurons que ma mule est celle qui n'a qu'une oreille.

Mais sur le chemin, les mules se querellent et l'une d'elles mords l'autre et lui arrache une oreille.

— Mais maintenant, comment allons-nous savoir quelle mule appartient à qui ? Demande encore Boudreaux.

— Je couperai l'autre oreille sur l'une des mules et nous saurons que ma mule est celle qui n'a pas d'oreilles.

Mais les mules recommencent bientôt à se battre. La mule sans oreilles mord l'oreille restante de l'autre mule, si bien que les deux mules n'ont plus d'oreilles.

— Mais Thibodeaux, comment allons-nous savoir maintenant ?

— Je prendrai la mule noire et tu prendras la blanche.

...

Je me suis réveillé très relax. On dort bien chez Belle, surtout après une journée de brownie au pot. L'anxiété de buzz contracte les muscles d'une façon particulière. Ils sont très relâchés le lendemain, comme si on avait passé la nuit dans un spa.
J'ai décidé d'aller faire un tour au musée sur le square juste à côté. Je voulais en apprendre plus sur la fameuse omelette géante d'Abbeville dont Belle m'avait parlé. Une charmante dame nommée Dorothy s'est chargée de me faire visiter. Elle m'a expliqué l'histoire de l'omelette, tout en épiçant son exposé de quelques mots en français.
La tradition a commencé en France. C'était au temps de Napoléon, avant qu'il ne devienne Empereur. Après une longue journée sur le champ de bataille, le Général est arrivé dans un petit village et a demandé à ce qu'on lui prépare une omelette. Ce que l'on fit. Bonaparte trouva l'omelette si délicieuse que, le lendemain matin, il exigea qu'une omelette géante soit préparée pour son armée. Les villageois préparèrent l'omelette géante, et l'armée fut nourrie. Ce devint une tradition dans le village de Bessières de préparer une omelette géante chaque année. Puis ce devint un festival. Puis d'autres villes du monde commencèrent à imiter la tradition : Abbeville en Louisiane, Rosario en Argentine et Granby au Québec, où vite une partie de ma famille.
Plus tôt, Belle m'avait montré trois livres sur la culture cajun depuis sa collection. Le design de la couverture de l'un d'eux était un imprimé des noms de diverses familles françaises de Louisiane. J'ai été surpris d'y voir le mien. Ce n'est pas un nom très courant. Quand j'ai conté ça à Dorothy, elle m'a dit qu'il y avait un Pilette vivant à Abbeville, que c'était un homme Noir et qu'il était directeur d'une école. Ça m'a amené à élaborer quelques théories. L'arbre généalogique du côté de mon père n'a jamais été complété. J'ai pensé que nos ancêtres, après être arrivés sur le Nouveau Continent depuis le Vieux, avaient pu être déportés d'Acadie après que la France eut perdu ses colonies américaines. Plusieurs familles ont été séparées à cette époque. Quelques années plus tard, ils seraient peut-être remontés vers le Québec à la recherche de leurs parents perdus. Si c'est le cas, je pourrais aussi avoir un ancêtre Noir en Louisiane. Ou un ancêtre qui a possédé des esclaves. Ces esclaves auraient pris le nom de famille de leur ancien « maître » après avoir étés affranchis. Je n'aime pas l'idée d'avoir un ancêtre qui a possédé des esclaves, mais ça demeure une possibilité.
Après le musée, je me suis promené un peu en ville en quête d'un resto où dîner. Une voiture s'est rangée une dizaine de mètres en avant de moi. Je me suis dit « Demandons une recommandation au conducteur ».

— Jerome !

Uh, yeah ?

Je me demandais si c'était quelqu'un dont j'étais censé me rappeler de ma journée brumeuse d'hier. C'était la mère de Belle. Elle m'a reconnu d'après une photo avec un dollar bill épinglé sur ma chemise que Belle a mise sur Facebook. Maude a décidé de m’amener dîner au Riverfront, un restaurant où Belle et son frère ont déjà travaillé. Elle m'a fait préparer une assiette spéciale pour que je puisse goûter à un peu de tout :

– Corn grits

– Saucisses Tonsson et chou

– Crevettes et poisson frits

– Jumbalaya

– Pâté de crabe

Tout était délicieux ! J'en ai encore l'eau à la bouche juste de l'écrire. Maude a suggéré que je passe l'après-midi avec son fils Charles. Juste comme ça, parce que ce serait sympa. Elle l'a appelé. Il magasinait des vêtements car il se rendait à un mariage le lendemain à Houston. Pourquoi pas ? J'allais rencontrer toute la famille !
Maude m'a laissé avec Charles et Lois, sa copine, que j'avais vue brièvement la veille. Elle était venue porter des œufs chez Belle. Charles élève des poulets, et Lois habite à deux maisons de chez Belle.
On s'est promenés dans la camionnette de Charles, fouillant les
thrift shops. Il a fini par trouver deux vestons pour 6$. Un deal difficile à battre bruh ! Les friperies, c'est ce qu'il y a de mieux. Des trésors bon marché avec un peu d'usure. Des vêtements avec de l'expérience. Difficile de trouver plus relax que Charles. Il a décidé qu'il trouverait des pantalons demain, en chemin vers le mariage !
Après le magasinage, Lois est partie de son côté et Charles et moi sommes allés voir ses poulets. Il a fabriqué une trappe qui ferme automatiquement son poulailler chaque soir à la même heure. Ce qui est tout aussi ingénieux, c'est la nature : les poulets reviennent dans le poulailler chaque jour avant la fermeture de la porte. Charles a mis ce dispositif en place parce qu'il est souvent parti pour le travail. Il est capitaine de bateau. Il travaille sur plusieurs types de contrats : suivre les pipelines pour des inspections, de la prospection pétrolière, faire le taxi pour des gens d'affaires, etc. En arrivant au poulailler, il a vu que la porte ne fonctionnait pas adéquatement. Un problème de batterie. Il a récemment perdu quatre poules, alors Lois a installé des caméras dans la cour. Ils ont une photo infrarouge d'un lynx qui se balade dans la cour, l'air de rien. Charles croit que c'est plutôt un oiseau de proie qui a fait le coup. Chaque fois qu'un poulet est disparu, il n'a trouvé ni carcasse, ni trace de lutte, seulement quelques plumes.
En soirée, Charles et Lois sont passés chez Belle, et Charles nous a cuisiné d'excellents hamburgers. C'était comme être en famille. Qui sait, peut-être sommes-nous liés quelque part dans le lignage du bayou.

...

Belle avait prévu une journée ménage, alors je lui ai offert mon aide. Elle m'a accueilli et nourri, si généreusement, c'était bien la moindre des choses. Belle a vraiment une superbe maison, pleine d’énergie positive. Elle l'a achetée récemment. C'est une nouvelle aventure ; hypothèque, taxes, propriété, etc. Mais c'est une maison qui a un superbe cachet et elle en vaut le coup. Son salon a une magnifique voûte en bois sombre, un tapis à poil long : une vraie petite oasis de paix et d'ondes relaxantes.
J'ai passé une partie de l'après-midi à coudre des patchs sur les trous dans mes sacoches et à écrire pendant que Belle cuisinait des pâtes aux crevettes et que Charlie regardait la télé. Il est du genre retiré et tranquille. Le souper fut excellent. Belle a concocté un assaisonnement parfait. Si elle est comme moi, elle n'a rien noté et ça aura été une recette unique.
Plus tard, on a regardé un gala UFC. Charlie est un grand fan. C'était un bon gala. Demetrius Johnson a battu un record du nombre de défenses de titre.

Jour 81 - Abbeville, LA à Pecan Island, LA

Date : 8 Octobre 2017

Distance : 68.9 km

Belle a cuisiné un bon gros déjeuner, puis m’a filé des biscuits (cookies) et des pâtes aux crevettes pour la route. J’ai repris le chemin avec le sentiment d’avoir une famille en Louisiane. Après une heure ou deux de route je me suis arrêté sur une petite passerelle au-dessus d’un marais. La route était aussi plane qu'il est possible de l'être, mais c'était une journée brûlante. Je me suis couché pour me reposer un peu. Quelque chose m’a dit de jeter un œil à ma droite. Un petit mouvement subtil à une douzaine de mètres plus loin : alligator ! Trois de plus se sont montrés.

...

La chaleur a vraiment eu raison de moi ce jour-là. Épuisé, je me suis étendu sur la rampe d’accès d’une station de pompiers qui semblait abandonnée. J'ai fermé les yeux, les ai ouverts, et trois heures avaient passé. Il était 6h30. Je devais trouver un endroit où camper. J'ai roulé un peu plus loin, puis me suis dit : « OK garçon, il te reste environ 30 minutes de lumière, alors tu vas demander aux prochaines personnes que tu vois dehors si tu peux camper sur leur terrain ». 500 mètres plus loin, je vois deux femmes assises dehors, je tourne dans l'entrée.

— Hey, tu es le couch surfeur de Belle !

Les tantes de Belle, Mary et Clara, m’accueillent avec une bière ! Belle m’avait dit que son père habitait à Pecan Island, et qu’il était parti sur un contrat. Je n’avais aucune idée qu’elle avait d'autre famille dans le coin. Coïncidence de fou, non ?
J’ai commencé à monter ma tente, assiégé par un essaim de maringouins voraces. Je n’en avais jamais vu autant. Clara est venue me dire que je pouvais dormir dans une remise qu’elle avait derrière chez elle. Mary vit dans leur maison d’enfance. D’un côté c’est chez Clara. De l’autre vit Louis, le père de Belle et de Charles. J'ai remis ma tente dans son sac, marchant en rond tout en la pliant pour essayer de semer les maringouins. Le temps de me rendre à la remise, Mary avait décidé que je pouvais prendre l’une des chambres de sa maison. Elle n’était pas sûre au départ, car elle vit seule et je suis quand même un étranger sale à la fin d'une journée de sueur à vélo. Bref, j’ai déménagé trois fois en 15 minutes !
Mary m’a réchauffé des spaghettis pour souper. Alors que j’expliquais mon deuxième déménagement à Clara, son mari Oliver m’a invité à prendre un verre. Comme il était persuasif, j’ai accepté. Il ressemblait à Sir Michael Caine dans la fin cinquantaine, version américain grincheux. Je suis resté avec eux un moment, regardant la fin de
Death Wish 4 et le début de Death Wish 5, avec Charles Bronson. Clara et Oliver ont un chien qui s’appelle Possum. C'est potentiellement le meilleur nom de chien que j'aie entendu. C’est un blue healer Australien. Oliver a eu un plaisir fou à le faire courir en rond avec un pointeur laser.
Après un unique mais très grand verre de whiskey-Seven Up, j'ai souhaité bonne nuit à Clara et Oliver, puis suis retourné chez la voisine. Mary m'a fait visiter la maison. Leur mère a eu 14 enfants. Sept d’entre eux sont décédés. Trois sont morts très jeunes durant l'ouragan Audrey, en 1957.
Mary travaille dans une usine de traitement de l’eau potable et Clara est capitaine de bateau, tout comme Charles et Louis. Mary m'a donné quelques artefacts : des pendentifs religieux, cartes de prières et des médailles que leur mère a gagné lors des Olympiques pour aînés de l’État de Louisiane. Elle en a gagné plus d'une centaine au fil des ans. De quoi renvoyer Michael Phelps à la table à dessin ! Après avoir soupé, j'ai pris un bain. C'était le premier depuis longtemps. Ce n'est pas aussi original que des arroseurs de terrain de golf, mais c'est beaucoup plus relaxant.

Bruh !

J'avais environ 20 kilomètres à couvrir pour me rendre à Cameron. Là, je suis allé à la bibliothèque, ai écrit, remplis mes bouteilles d'eau, puis me suis rendu à une plage toute proche. Belle avait hébergé une bike-packeuse il y a quelque temps. Elle avait campé sur cette plage et dit que c'était très bien. J'ai pensé que ce serait sympa de camper là, en plein devant le Golfe du Mexique.
L'endroit était très tranquille. J'étais seul avec un couple : Walter et sa copine. Ils voyageaient à moto. Walter a eu un accident, et son dos lui fait mal depuis quelques années. Les docteurs ne lui recommandaient pas des activités comme conduire une moto. Il a décidé d'envoyer paître les avis et d'essayer de profiter de la vie quand même.
Plus j'allais vers le Sud, plus les gens étaient alarmistes à propos de me rendre au Mexique. Ils me jetaient des regards du genre « Ouf, tu aimes les problèmes » ou me parlaient de touristes qui se sont fait tuer près de la frontière, de la violence des cartels. Walter a été un des rares à penser que je m'en tirerais bien. Il a dit que les gars des cartels n'en n'auraient rien à faire d'un
dude qui voyage à vélo, qu'ils trouveraient ça drôle et voudraient prendre des photos avec moi. Il a vécu cinq ans là-bas. Il m'a seulement recommandé de ne pas voyager la nuit dans les États du Nord, et de m'arrêter dans des hôtels barratos plutôt que de camper.
Je suis allé me baigner. En revenant près des douches j'ai rencontré deux amies de Belle ! Elles aussi avaient vu la photo sur Facebook. Belle connaît tout le monde par ici.
Je me rendais chez Charles le lendemain, mais comme il savait que je camperais sur cette plage, il est passé faire un tour. Il avait amené de la bière, un peu de Whisky, un barbecue et son ami Ben. Chic type, style gentil géant. Nous avons mangé des saucisses, des ailes de poulet et des côtes levées. C'était de loin supérieur aux nouilles ramen que j'avais prévu me faire. Ils sont restés un bout de temps avec moi. Ils louent un camp tout près car ils travaillent dans le coin.
Charles m'a donné son matelas de camping, qu'il gardait dans sa camionnette. Jusqu'alors, je couchais directement sur le plancher de ma tente ou sur le sol. La façon dont il me l'a tendu, je crois, résume parfaitement à quel point ce mec est cool. Le tenant dans ses mains, il a embrassé le matelas en disant :

— Adieu bébé, tu pars pour l'Argentine !

J'ai bien dormi, mais la température était encore très chaude malgré le fort vent. Je me réveillais continuellement. Je suis allé me baigner vers minuit. Je pouvais voir les lumières des plate-formes de forage au large.

Partis à la Pêche

Charles a l'âme ensoleillée et nonchalante d'un beach boy, version louisianaise. C’est-à-dire alcool fort et bière au lieu des cocktails à parapluie ; bateau et canne à pêche plutôt que Jeep et planche de surf. Il vit sa vie. Simplement. Relax. Il nous a menés sur le Golfe pour une journée de pêche au soleil. Nous, c’est Ken, ami de longue date du père de Charles ; Stan et Fulton, amis du secondaire de Ken ; et moi. Moi, un Québécois se rendant Aussi Loin Que Possible Vers le Sud sur son vélo ; un inconnu que sa sœur Belle a adopté il y a quelques jours. C’était une réunion pour Ken et ses amis. Ken est un brave type, avec un bon sens de l'humour, et qui boit beaucoup de bière. Il connaît Charles et sa famille depuis longtemps. Stan est le type farceur, un peu stressé, très loquace. Plus la journée passait, plus il se détendait. « Merci, j'avais vraiment besoin de ça » a-t-il dit à la fin de la journée. Fulton est le type tranquille et aimable. Des amis du secondaire dans la cinquantaine réunis pour un voyage de pêche. C'était super. C'était comme un coup d'œil sur mon avenir ; assister à comment pourrait être une telle réunion avec mes amis quand j'aurai 50 ans. On reste en contact, mais la vie suit son cours. Les enfants naissent, les emplois, les amours, les voyages. Parfois on se perd de vue.
Nous nous sommes levés vers 5h30 car il fallait nous rendre au quai avant la ruée du matin. Beaucoup de gens vont pêcher les crevettes dans le Rockefeller Wildlife Refuge. Nous avons mis les bateaux à l'eau et navigué dans les marais pour un moment, jusqu'à l'endroit où ils débouchent sur le Golfe. Visualisez une basse végétation verte de chaque côté, le bateau qui suit les détours sinueux de l'eau, puis le dernier croche, qui ouvre l'horizon sur un lever de soleil de carte postale au-dessus des grandes eaux. Cette photo parfaite va s'élargissant, s'élargissant, alors que vous avancez vers elle et sortez des marais, jusqu'à ce que la carte postale remplisse votre champ de vision complet.
Nous avons d’abord lancé nos lignes à l'embouchure d'une rivière, quelques milles à l'Ouest, sans succès. Puis, Charles nous a menés vers une petite baie. Voir la faune, les centaines d'oiseaux s'envolant à notre approche, les bébés crabes courant sur la plage, les dauphins sautant, les flamants roses, les alligators, c’était comme être à l'intérieur d'un documentaire de la BBC.
Dans la baie, nous avons chacun attrapé un poisson. Je ne sais pas si je pêcherai à nouveau autrement que pour la survie. C'est relaxant et amusant de lancer la ligne, mais je n'ai pas aimé tuer une créature vivante. Plus j'y pense, plus manger la viande de créatures que je n'ai pas chassées, juste pour le goût, me semble immérité. Je sais que ça peut paraître étrange car nous sommes tellement habitués à ça. Nous (humains) chassions pour ça. Maintenant c'est élevé, transformé, produit, servi. Bien sûr, on ne peut pas tous être chasseurs, mais...
Sur le chemin du retour, Charles est arrêté près d'un petit barrage pour lancer le filet à crevettes. Le lancer de la bonne manière est vraiment un art. Il en a attrapé quelques-unes, mais ce n'était pas une bonne journée pour les crevettes. Nous sommes retournés au camp de Louis. Quand je dis camp, visualisez une maison d'un étage, de taille moyenne, se tenant sur des piliers d'une quinzaine de pieds. Quand vous êtes au lit la nuit et que quelqu'un marche vers la salle de bain, vous pouvez sentir tout le camp se balancer un peu. Si on était dans un film de Miyazaki, une maison comme ça se mettrait à marcher... et à danser sur du zydeco. Fulton a vidé les poissons près du bateau, parqué sous le camp. Nous avons bu quelques bières. Ken et moi avons enrobé les crevettes dans du bacon.
Louis est revenu du travail. C'est un sacré personnage. De bonnes
vibes lui aussi. Un bon vivant, posé, travaillant, endurci par le soleil. Nous avons partagé un excellent souper de tambour rouge et crevettes sur le barbecue. À un moment, un camion est passé pour répandre du pesticide à moustiques. C'est un service qui est fourni sur tous les terrains dans le coin. Louis lui a pointé une section avec sa lampe de poche. Le type n'a pas semblé aimer se faire dire quoi faire, il a beurré tellement épais qu'il a failli nous asphyxier. Ce fut une soirée bien arrosée et une excellente fête. Charles et moi sommes retournés à son camp, écoutant du Rage Against the Machine dans son camion, voyant à peine la route à travers un pare-brise littéralement couvert d'insectes.

Jour 85 – Cameron, LA à Mae's Beach, LA

Date : 12 Octobre 2017

Distance : 50.7 km

Je suis parti tard après que Charles et son cousin aient quitté pour le travail. Charles a dit qu'il avait un tas d'œufs et que je n’avais qu’à me servir si je voulais me faire des œufs cuits durs pour la route. Je l'ai fait.
Une partie de mon anxiété urbaine m’est revenue cinq ou six kilomètres après avoir quitté le camp. Je ne pouvais plus me rappeler si j'avais éteint le feu sur la cuisinière. Je suis retourné pour vérifier. Il bien était éteint. Tout de même, ça aurait été une tragédie de brûler le camp de Charles après tout ce que lui et sa famille avaient fait pour moi ! Prise deux : je suis sorti de la ville, ai pris le traversier jusqu'à la prochaine île et roulé jusqu'au crépuscule. Quand j'ai quitté la Louisiane deux jours plus tard, c'était avec l'impression que j'y avais maintenant une famille.