Souvenances d'un enfant fier et poli
par Norman R. Beaupré, Ph.D.

SOUVENANCES D'UN ENFANT FIER ET POLI

par Norman R. Beaupré, Ph.D.


Parmi toutes les souvenances de mon enfance, il y a celle des chansons apprises de ma tante-marraine, Éva. C'est précisément cette souvenance qui est marquée dans la vie du petit bonhomme que l'on appelait “Nomun.”

C'était un petit bonhomme fier et sans gêne.


Je dois admettre que c'était une fierté parfois en outrance suscitée par la tante-marraine, Éva. Elle n'avait pas d'enfant à elle, alors elle avait comme adopté son petit neveu, fils de Rose et de Raoul.


Le petit garçon qu'on avait fait baptisé, Normand, se faisait appelé “Nomun” par la parenté, les amis, et les voisins. C'était l'anglicisation de son nom, et on ne sait pourquoi. Il vivait dans un milieu francophone à la fois bilingue, anglais et français. Le parlé de cette collectivité francophone était cousu de mots anglais ce qui donnait à la langue la caractéristique de “franglais.” Il y en avait qui se référait à la désignation de dialecte et puis d'autres qui qualifiait la langue parlée de ce peuple un français manqué ou impur. Malgré tout, on se faisait entendre et l'héritage québécois n'était point heurté ni abandonné par ces gens qui vivaient leur langue et leur héritage de bon Canadien.

C'était la coutume chez nous de prêcher constamment le devoir de parler notre langue et d'apprendre aux jeunes cette langue si bien connue et appréciée des nôtres. On l'apprenait à la maison, à l'école paroissiale, dans la rue, chez les marchands, parmi la parenté, et chez les amis:


“Lette comme a yé pis grosse comme une vieille torche, qu'a rise don' d'elle avant qu'a rise des autres.”


“Si tu vas m'crier par la tête, vas chier une brique.”


“On aurait dit qu'elle avait porté une guénille toute vinée et pleine de graquias plutôt qu'une robe qu'y était portable pour une démone comme elle.”


C'était une langue bien endossée tout comme une responsabilité par tous ceux et celles qui demeuraient dans les endroits où l'on parlait la langue quotidiennement, et que l'on désignait parfois comme “petits Canadas.” C'était non seulement une façon de vivre mais une manière assidue de se faire reconnaître comme Franco-Américain dont les ancêtres venaient du Canada francophone. Il y avait le parlé de la Beauce, le parlé franc et pittoresque des Acadiens, et toutes les inflexions produites par ceux et celles qui avaient habité les terres et les villages dont les rangs avaient généré de véritables “habitants.” Une fois les terres épuisées, on cherchait d'autres endroits où l'on pourrait survivre sans menacer la langue ni l'héritage. C'est avec un bon coup de cœur que les habitants du Canada francophone menacés par la misère et la menace du désœuvrement se sont déplacés pour aller chercher de l'emploi dans les usines que l'on appelait “les moulins.”

D'autres se trouvèrent un emploi dans les manufactures de chaussures appelées “shoe shops.” On s'arrachait la peau des mains à faire du fancy-stitching sur la bottine. Ma tante suait de la tête aux pieds dans la weave-room tellement y faisait chaud là-d'dans, pis ètait trempe en navette tout l'temps. Mon oncle, lui, travaillait comme “su' l'diâbe à faire sa job de fixeur de looms,” des métiers comme on dit en bon français. Mes deux cousines, elles, étaient des remplisseuses de batteries.

Plusieurs de mes oncles et mes tantes ainsi que mes parents œuvrèrent dans de telles manufactures jusqu'à la Grande Dépression des années 1920 et 1930. Ce fut un temps de difficultés fiancières sinon une longue secousse de misère pour ces travailleurs qui s'étaient donnés au travail ardu et en même temps bienfaisant qui les nourrissait de jour en jour. Fini la sécurité d'un bon travail qui rapportait un salaire suffisant pour élever une famille. Quoique fussent les difficultés et les revers, les habitants francophones de la Nouvelle-Angleterre insistaient qu'ils survivraient et croîtraient malgré tout.

Les Francos de la Nouvelle-Angleterre avaient adopté les coutumes du pays, surtout celles qui rehaussaient la joie et le plaisir des fêtes et des “parties.” Il y avait parmi les femmes un entrain pour les “showers” tels les “baby showers,” les “bridal showers” pour celles qui devaient se marier sous peu, et les “showers” pour les nouveaux mariés si on n'avait pas su leur en donner un auparavant.


*

Tante Éva aimait chanter. Elle avait deux ou trois cahiers de chansons qu'elle avait

rédigés pendant les années de sa croissance en tant que Franco-Américaine. Tante Éva avait appris de son grand'père paternel plusieurs chansons du pays, car il demeurait avec les parents d'Éva. Il faisait partie de la maisonnée Cookson. Tante Éva avait aussi une très bonne mémoire. Puis, on la sollicitait de chanter quelques unes de ses chansons soit aux fêtes, soit aux soirées en famille ou soit aux “showers.” Tout le monde reconnaissait son talent pour les chansons en français bien exécutées.

Est don' fine c't-là avec sa belle robe de crêpe chinois, “Pis a' s'fait aller comme une toupie qui vire et vire,” disait mon grandpére LaBranche. Ma tante Éva portait ses ch'feux courts. Y'étaient blond-rouges et pis elle aimait porter des souliers du store à Ledoux parce qu'il les vendait pas cher. “Oh, qu'elle belle plotte, c'ta femme-là,” disait mon oncle Hormidas. Y'avait pas la langue dans sa poche, le vieux crisse.


C'est alors que tante-marraine, Éva, avait enseigné à Nomun de chanter et d'apprendre par cœur plusieurs chansons de son répertoire. Il l'avait fait avec un talent extraordinaire. C'était non seulement un enfant fier mais poli d'une politesse bien façonnée par le devoir d'un enfant envers ses parents et les grandes personnes souvent appelées le grand monde. Il était d'une politesse bien ordonnée et d'une obéissance inculquée par le devoir et l'appartenance aux valeurs culturelles de ceux qu'il admirait et aimait d'un amour sans faille.

Après un certain temps d'apprentissage, le petit bonhomme, pas plus haut que trois pommes, comme on le dit, fut traîné par la main de tante Éva aux “baby showers” qu'elle fréquentait avec un plaisir inestimable. “On va y en avoir du fun. Tu vas voir,” disait-elle au petit garçon. C'est alors qu'on plaçait Nomun au plein centre du regroupement de femmes en le faisant chanter à haute voix et avec plein cœur des chansons, une après l'autre, jusqu'à ce qu'il soit un peu épuisé. Tante Éva le ramenait pour l'asseoir à côté d'elle en le félicitant alors que les femmes l'applaudissaient. Il faut croire que le petit bonhomme en était fier de chanter devant toutes ces femmes, car jamais il se trouvait trop gêné ni trop appréhensif de paraître devant des femmes qui le trouvaient adorable et talentueux. Il aimait bien leurs compliments et leurs paroles doucereuses qui lui portaient grand plaisir d'être loué par elles jusqu'à le rendre fier-pet, comme on le dit chez nous. Il faut bien croire que le petit bonhomme à ma tante Éva ne rougissait jamais devant toutes ces femmes qui jouissaient de tels performances éclair. C'est alors que toutes ces petites séances de chansons avec tante-marraine, Éva, rendit le petit bonhomme désireux de devenir le centre d'activités sociales et de favoriser la renommée d'un star en herbe. Le petit Nomun restera toujours frappé de l'éclat d'être apprécié des autres, surtout des femmes qui l'applaudissaient chaleureusement.

En plus des chansons prises des maints cahiers de “La Bonne Chanson” il y avait celles dans les cahiers de tante Éva qu'elle avait apprises à son petit neveu. Une de ces chansons fut celle intitulée “La vie d'aujourd'hui c'est effrayant.” Elle va comme suit:


Bonguenne, c'est révoltant

La vie d'aujourd'hui c'est effrayant.


Si vous voulez porter attention

Je vais vous donner mon opinion.

Moi, je ne veux pas faire de critiques

Mais à tous, je veux rendre justice.


La mode est bien exagérée

Je ne dis pas cela pour critiquer.

C'est à cause que les robes sont trop courtes

Bientôt elles n'en porteront plus pantoute.


Et plusieurs autres couplets ajoutés à la chanson qui dénigre la mode d'autrefois. En plus, il y avait la chanson de mémère, sa préférée qu'elle avait apprise au petit fils appelé Nomun mais que mémère insistait appeler Normand.

Écrivez-moi pour adoucir l'absence

En m'écrivant, je serai moins malheureux.

Ah! donnez-moi la joie et l'espérance

Que nous serons réunis tous les deux,

Écrivez-moi, écrivez-moi, écrivez-moi.

....

Je suis assis à l'ombre d'un vieux chêne,

Je vous écris pour vous parler d'amour,

Je suis bien seul dans ce lieu solitaire,

Tout est tranquille, mais mon cœur ne l'est pas

Je vous écris, répondez-moi, répondez-moi, répondez-moi.


Le petit bonhomme ne savait peut-être pas l'essence de la signification des mots qu'il chantait, mais il reconnaissait la valeur d'une chanson admirée et chantée si souvent par sa grand'mère et sa tante Éva. Souvent, tante Éva était accompagnée de sa belle-mère, ma grand'mère, et de ma mère aux soirées et aux “showers.” Les femmes disaient alors, “Voici venir les B. On va en avoir toute une veillée de plaisir.” Le petit garçon à tante-marraine, Éva, est devenu le dépositaire d'un héritage francophone qui deviendra, à la longue, plus assimilé à une population dite américaine qui ne parlera presque plus la langue des ancêtres.