Mariage dans les nuages
par Robert B. Perreault

MARIAGE DANS LES NUAGES
par Robert B. Perreault


— À Pierre Anctil


— Laisse faire. Tu t’en rappelleras même pas le jour de ton mariage.

Voilà ce que me disait ma mère à chaque fois que, alors tout petit pendant les années 1950, je me râpais un genou en tombant. Ou à l’école primaire, lorsque nous recevions nos bulletins de notes, plutôt que premier comme d’habitude, j’étais classé deuxième en français. Et enfin, devenu adolescent, je me faisais rejeter par une jeune fille sans l’amour de qui je ne pensais pouvoir continuer de vivre.

Avançons rapidement à l’année 1981. Le grand jour arrivé, je me retrouve ce soir avec mon ami, Simon, à l’entrée du presbytère Notre-Dame, où nous venons de sonner.

— Bonsoir ma soeur, je dis à la religieuse qui répond à la porte. S’il vous plaît, nous aimerions voir l’abbé Damase Sansouci.

— Ça m’fait ben d’la peine, messieurs, mais on dérange pas le père Sansouci. I’ a besoin d’la paix pis d’la tranquillité pour l’inspiration quan’qu’i’ compose ses rimettes.

Avec un petit sourire, elle lève les yeux en indiquant du doigt vers le haut.

— C’est pour ça qu’sa chambre est au troisième plancher, tout à fait dans les nuages.

Je me gratte la tête en me retournant vers Simon. Son sourire moqueur me dit qu’il sait à quoi je pense—un poète avec la tête dans les nuages—puisque nous possédons tous les deux des exemplaires des volumes de poésies du père Sansouci qu’il nous a dédicacés personnellement.

Ensuite, je me retourne vers la religieuse.

— Pardonnez-moi ma soeur, mais il est six heures et quart, puis je dois me marier à sept heures. L’église est fermée et le monde va commencer à arriver bientôt.

La religieuse promène son regard de la tête aux pieds sur Simon et moi—lui vêtu de son costume bleu d’Yves Saint-Laurent, moi dans le mien, blanc et semblable à celui que porte John Lennon sur la photo de couverture de l’album Abbey Road des Beatles.

— J’voué ben c’que vous vous voulez dire, messieurs, mais j’vous assure que vous vous trompez de date. Y pas d’mariage icitte ce soir.

Un colosse de descendance viking mesurant six pieds, trois pouces, Simon se penche vers la religieuse, qui rejoint à peine sa poitrine.

— Excusez-moi ma soeur, mais j’ai mis plus de six heures de route entre Montréal et ici. Ma femme enceinte crevait de chaleur, puis notre petit gars de trois ans n’arrêtait pas de brâiller pendant qu’on faisait la queue qui s’étendait jusqu’au Pôle Nord pour passer aux douanes des États-Unis.

Mettant la main sur mon épaule, Simon continue:

— Je suis venu ici pour servir de témoin au mariage de mon ami. Je vous assure, ma soeur, que nous avons la bonne date.

Je hoche la tête en accord avec Simon.

— I’ fa’ pas si chaud qu’ça au Pôle Nord, la religieuse nous répond.

Ô, qu’elle a du culot, celle-là, me dis-je à moi-même. Cependant, je lui souris en plein visage.

— S’il vous plaît, ma soeur.

De nouveau, la religieuse regarde en haut et pousse un soupir.

— Ça m’coûte beaucoup de l’déranger.

Ensuite, sortant sur la véranda, la soeur ferme la porte du presbytère, après quoi elle fouille sa poche pour produire un trousseau de clés.

— J’suis pas rien qu’la réceptionniste, j’suis la sacristine étou, dit-elle avec un air déterminé. Allons voir c’qui s’passe.

Traversant le parvis, nous nous présentons. Je lui dis que je m’appelle Paul Xavier et que mon ami s’appelle Simon LeNormand.

— Moué, mon nom c’est soeur Victoria.

— Ma mère s’appelle Victoria, je lui réponds. C’est un joli nom.

— Merci beaucoup. Vous êtes gentil. Et puis, ça fait comment longtemps que vous vivez icitte dans le New-Hampshire, monsieur Xavier?

— Depuis toute ma vie. Je suis né ici à Sagamore Falls.

— Ben, voyons donc.

Elle me regarde en montrant Simon du doigt.

— La manière que vous parlez français, j’étais certaine que vous étiez du Canada comme monsieur LeNormand icitte. Vous m’faisez honte, moué pis mon jargon de Bordenville, Massachusetts. J’suis une des seules religieuses de notre ordre qui est pas venue au monde en Canada. Le père Sansouci est toujours après m’corriger mon français.

Rendus à la sacristie de l’église Notre-Dame, la paroisse natale de ma fiancée, Muriel, nous attendons que soeur Victoria vérifie l’horaire des offices religieux de la semaine. Simon regarde partout, car même la sacristie de cette église néo-gothique évoque, sur une échelle moins grande, la splendeur des plus beaux temples du Québecainsi que celle des cathédrales de France. D’ailleurs, c’est un des seuls lieux de culte de l’ère victorienne à Sagamore Falls ayant préservé son décor original.

— Laissez-moué voir, dit soeur Victoria. Vendredi, le trente-et-un juillet, sept heures du soir. Mariage: Paul André Xavier et Muriel Aurore Trudel.

Bouche bée, les yeux tout grand ouverts, la main bien posée à la joue, soeur Victoria rougit et crie.

— Ô mon Dieu—j’veux dire—

Elle fait un signe de croix.

— J’prends pas l’nom du bon Dieu en vain. J’ai vraiment besoin d’invoquer son aide. Comment qu’j’ai pu manquer ça? J’suis tellement embarrassée. J’m’excuse.

Elle relit l’horaire, voulant se rassurer de l’avoir bien compris.

— Coudon, Muriel Trudel. Ses parents font-tu des rimettes eux autres étou?

Je me fais un portrait du père Sansouci enfoui dans sa cellule céleste, trempant sa plume d’oie dans un encrier cristallin pour composer ses vers fleuris dans une écriture boursouflée sur du papier vélin. Les parents de Muriel des poètes? Décidément pas comme celui-ci.

— C’était l’idée de sa mère, je dis à soeur Victoria. Elle adore jouer avec les mots pour faire rire le monde. C’est une originale.

Soeur Victoria fait la moue.

— C’est-tu donc cute, dit-elle d’un ton sarcastique.

Ensuite, elle fronce les sourcils.

— En toués cas, messieurs, ça m’fait ben d’la peine, mais pour sauver du temps, j’doué vous demander de préparer queuques p’tites choses.

Elle nous donne un ordre après l’autre en nous montrant où se trouve tout ce qu’il nous faut.

— Habillés comme vous l’êtes, va fouaire que vous prenez garde de pas vous salir.

La colère monte en moi lorsque je songe à l’absurdité de me voir, moi le marié, obligé de préparer l’église pour mon propre mariage avec l’aide de mon témoin. Je ne peux pas croire que tout cela se passe véritablement. S’il s’agissait au moins d’un cauchemar, je pourrais me réveiller et retrouver le soulagement.

— En attendant, dit soeur Victoria, moué m’as r’tourner au presbytère pour avertir le père Sansouci.

En prononçant le nom du prêtre-poète, elle roule des yeux.

— I’ faut étou que j’appelle le bedeau pour venir débarrer toutes les portes pis mettre les lumières. J’espère qu’i’ est chez eux un vendredi soir.

Voyant soeur Victoria sur le point de partir, il me vient quelque chose à l’idée.

— Ma soeur, en sortant, si vous voyez arriver une vieille Ford Pinto blanche toute rouillée avec un moteur qui fait beaucoup de bruit et de la fumée noire sortant de son tuyau d’échappement, s’il vous plaît, dites au chauffeur de venir directement à la sacristie. C’est lui qui va nous marier.

Soeur Victoria a l’air perplexe.

— Mais, c’est pas le père Sansouci qui va …?

— Je regrette, ma soeur. J’aurais dû vous le dire.

J’explique à soeur Victoria qu’un de nos amis, Gérard Therrien, séminariste dans le Massachusetts—de fait, il est diacre—va nous marier. Mais puisqu’un diacre ne peut pas célébrer la messe, le père Marion, curé de Notre-Dame, devait le faire. Cependant, la semaine dernière, celui-ci s’est aperçu d’un conflit. Il devait accompagner ses paroissiens sur un pèlerinage au sanctuaire de La Salette à Enfield. Par conséquent, il nous avait appelés pour nous dire que le père Sansouci allait le remplacer. Nous n’avions donc aucun autre choix, car il était trop tard.

Selon l’expression dans le visage de soeur Victoria lorsqu’elle se mord la lèvre, il est évident qu’elle est prise quelque part entre la frustration coléreuse et un éclat de rire supprimé.

— J’comprends, dit-elle, sortant en toute vitesse.

Sans perdre un instant, Simon et moi nous mettons à l’oeuvre.

— Tiens, je lui dis, prends un bout de ce prie-Dieu et moi, je prendrai l’autre.

Parce que Simon et moi ne nous voyons que deux ou trois fois par an, et aussi parce que lui et sa famille viennent d’arriver de Montréal tard cet après-midi, nous avons beaucoup de nouvelles à partager. Je n’ai même pas eu l’occasion de lui raconter les détails de comment ce changement récent de prêtre pourrait nous poser un défi. Nous parlons en travaillant.

— Je me demandais comment vous vous étiez fait prendre avec Sansouci, Simon me dit. Maintenant je le sais. Pauvres vous autres.

— T’en sais que la moitié. C’est d’valeur que t’as pas pu avoir congé de ton travail hier, parce que t’as manqué « l’Acte premier » de sa performance hier soir à notre répétition.

— Qu’est-ce qui s’est passé?

Je dis à Simon à quel point le père Sansouci avait été un paquet de nerfs, étant arrivé en retard. Son excuse était qu’il avait passé plusieurs heures à retrouver la version française du rituel de mariage. Apparemment, nous sommes le premier couple depuis quelques décennies à vouloir nous marier en français. De plus, parce que Gérard ne pouvait pas se rendre à la répétition, le père Sansouci a repassé la cérémonie entière, étape par étape, nous décrivant, comme si nous étions des enfants, comment faire notre entrée dans l’église, comment et quand nous mettre debout, nous asseoir, nous mettre à genoux et ainsi de suite.

— Il a rendu Françoise et son ami fous.

— Ta soeur? Pourquoi est-ce qu’elle y était? Et avec son ami?

— Ils vous ont remplacés, toi et Sylvia Pinard, la fille d’honneur. Elle aussi, il fallait qu’elle travaille. Mais c’est pas toute l’histoire. Quand on a répété nos voeux, le père Sansouci nous a arrêtés pour nous dire: « À ce moment-ci, si vous vous sentez bien tous les deux à propos de votre mariage, vous répondrez oui. Mais si l’un ou l’autre ou bien vous deux, vous avez des doutes, vous direz non. On arrêtera la cérémonie et tout le monde rentrera chez eux ».

Simon s’arrête en plein milieu du sanctuaire et manque de laisser tomber la chaise qu’il porte.

— Ça s’peut pas. T’as dû mal comprendre. Ou bien il plaisantait. Aucun prêtre de normal dirait une telle chose à un couple sur le point de se marier—surtout pendant la répétition pour leur mariage.

En marchant à côté de Simon, je m’arrête et je place ma chaise à terre.

— Simon, j’pourrais pas être plus sérieux, et lui non plus.

Je révèle à Simon un fait que moi-même je viens tout juste d’apprendre.

— Le père Sansouci fait partie du tribunal des annulations de mariages pour le diocèse. Il sait comment l’Église met les couples à l’épreuve avant de leur accorder une annulation—si même elle leur en accorde. Il se peut que ce soit sa logique bizarre, sa façon de pousser les couples à considérer ce qu’ils sont sur le point de faire avant qu’il soit trop tard.

— Je suppose que rien de ce que tu me dis devrait me surprendre. Te souviens-tu l’année dernière, quand Sansouci m’avait donné, devant toi, un exemplaire de son histoire de la paroisse Notre-Dame?

La question de Simon me rappelle que le père Sansouci m’avait demandé vingt dollars pour un exemplaire de son livre au moment de sa publication. Cependant, le tirage unique presque épuisé, il n’avait demandé aucun sou à Simon, lui donnant un des quelques rares invendus. Croyant m’appaiser, il avait signé l’exemplaire de Simon: À mes amis, Simon LeNormand et Paul Xavier ….

— C’est bien ce jour-là qu’il nous laissait aucun doute qu’il avait la tête dans les nuages, je dis à Simon.

Après quelques minutes, en allumant les cierges sur l’autel, Simon se tourne vers moi.

— Si vous avez eu votre répétition hier soir, comment se fait-il que personne ici à la paroisse ait été au courant de votre mariage ce soir?

— J’m’excuse. J’ai oublié de mentionner ce que le père Sansouci nous a dit avant de partir hier soir. Il a dit: « Je vous verrai dans une semaine de demain ». Muriel et moi avons crié poliment: « Non, mon père, notre mariage aura lieu demain soir, pas dans une semaine de demain ». I’ avait pas l’air convaincu. À y repenser, j’aurais dû téléphoner au presbytère aujourd’hui pour me rassurer.

— Mais comme sacristine, soeur Victoria aurait dû en être au courant.

— T’as raison, Simon. Elle est autant à blâmer que lui, mais j’ai l’impression que vivre au jour le jour sous le même toit avec le père Sansouci doit causer beaucoup de confusion dans ce presbytère-là.

De retour à la sacristie avec rien d’autre à faire qu’attendre, Simon et moi nous asseyons côte à côte en silence sur un vieux banc d’église longeant un des murs. Ceci me fait réfléchir, pour ensuite m’inquiéter. Je tente de me calmer, mais dans les circonstances, il est difficile. Plusieurs couples sur le point de se marier sont nerveux, se demandant ce que leur avenir ensemble leur réserve. En ce moment, cependant, je me soucie beaucoup plus de ce qui pourrait—ou ne pourrait pas—arriver d’ici quelques minutes. Je regarde ma montre—sept heures moins vingt-cinq—et je commence à me rouler les pouces.

Simon tend le bras et me saisit les pouces.

— Calme-toi. Ça s’arrangera. En passant, j’savais pas que Muriel avait Aurore comme deuxième prénom. J’imagine qu’on retrouve pas beaucoup de femmes qui se promènent ici et là de nos jours avec le nom Aurore.

La tentative de Simon de me calmer les nerfs en changeant d’à propos ne marchera pas, mais je m’y rends tout de même.

— Ça vient d’une de ses grandes-tantes qui est morte en 1950, un an avant la naissance de Muriel. C’est comme moi. Mon nom du milieu est André, pour un oncle qui est mort six ans avant que je vienne au monde. Je suppose que c’est une manière chez les familles de garder le souvenir de leurs membres disparus.

— Mais au moins André c’est un nom qui appartient autant à notre génération.

Tout à coup, nous nous regardons l’un l’autre lorsqu’une musique douce d’orgue rejoint nos oreilles. Évidemment, le bedeau est arrivé et a ouvert les portes de l’église, ce qui me soulage un peu.

— Ça, c’est mon oncle Jacques, je dis à Simon.

— J’pensais qu’i’ était organiste à la paroisse du Précieux-Sang.

Je comprends ce que veut dire Simon, que les organistes d’église sont aussi territoriaux que les chiens lorsqu’ils s’agit de laisser d’autres toucher l’orgue de leur propre église.

— C’est vrai, mais c’est l’ami de l’organiste de Notre-Dame, alors il a reçu une permission spéciale de jouer à notre mariage.

— Comment est-ce qu’i’ va depuis avoir pris sa retraite?

Plutôt que répondre à la question de Simon, je me lève pour jeter un coup d’oeil par la porte d’entrée au sanctuaire.

— Les lumières sont allumées et y a un peu d’monde déjà assis dans les bancs, je dis à Simon.

Ensuite, je me demande: Où est soeur Victoria avec le père Sansouci? Et qu’est ce qui se passe avec Gérard Therrien?

Simon me fait signe.

— Viens t’rasseoir. Parle-moi de ton oncle Jacques.

De nouveau, j’acquiesce au désir de Simon. Je lui dis que mon oncle est soulagé de ne plus être président du Cercle Champlain, mais qu’il est très affecté par le fait qu’on ne l’ait pas retenu comme directeur du Courrier canadien d’Amérique comme on avait permis à mon grand-père de garder ce poste après sa propre retraite de la présidence.

— Et toi? Aimes-tu être directeur du Courrier?

— Ça fait seulement quelques mois. La plupart du temps, c’est merveilleux, surtout travailler avec Muriel. T’as vu les changements qu’elle a faits dans la typographie et la mise en pages. Mais ça m’donne aussi des maux d’tête. J’aimerais bien trouver une façon polie de nous débarrasser du père Sansouci. J’sais pas comment mon oncle l’a enduré pendant tant d’années. I’ nous envoie des poèmes, et aussitôt que la mise en pages est rendue chez l’imprimeur, i’ nous envoie des versions revues et corrigées, insistant qu’on publie celles-là.

— Ça m’fait penser à Balzac, qui apportait des corrections à ses romans. Il rendait les imprimeurs parisiens fous.

— Et tu sais que j’ai invité de nouveaux auteurs à écrire pour nous. Justement, on pourrait bien se servir d’articles de toi. Après tout, t’as vu des articles historiques par notre ami, Gérard Therrien.

Je vérifie encore ma montre. Sept heures moins le quart.

— De fait, il devrait déjà être rendu ici s’il va nous marier. Autrement, on sera pris avec … non, oublie cette pensée.

Mon impatience s’augmentant avec chaque minute, je vais à l’entrée de côté de l’église pour voir si soeur Victoria et le père Sansouci s’en viennent du presbytère, ou bien si la Pinto de Gérard Therrien serait stationnée dans la rue. Dans l’intervale, Simon se promène vers la porte d’entrée au sanctuaire pour voir ce qui se passe dans l’église. Nous nous rencontrons de nouveau au banc dans la sacristie.

— Aucun signe de soeur Victoria, ni du père Sansouci, ni de Gérard, je dis à Simon.

— Le monde continue d’arriver en petits nombres, Simon me dit. Au moins ton oncle les distrait avec de la musique d’orgue.

— En petits nombres, c’est certain. On a rien que vingt-cinq invités. Tu connais Muriel. Si ça dépendait d’elle, on se marierait dans un confessionnal, nous deux et le prêtre seulement. En passant, as-tu pu voir si Muriel est arrivée?

— Non. La mariée se cache toujours dans le vestibule jusqu’à la dernière minute.

Ma montre indique presque sept heures moins cinq.

— Qu’elle soit là ou ailleurs, j’doute qu’elle sache que ça va pas bien. Personne peut l’savoir. Mais avant trop longtemps, i’ vont se demander ce qui se passe.

Simon met la main sur mon épaule.

— Laisse faire. Ça va s’arranger.

Laisse faire. Ces deux mots me rappelle le fameux dicton de ma mère. Le problème c’est que cette fois, je m’en souviendrai justement parce que c’est le jour de mon mariage.

— J’en peux plus.

Je me lève.

— J’m’en retourne au presbytère, voir c’qui s’passe.

En ouvrant la porte de côté de l’église, je manque de rentrer dans soeur Victoria, qui me regarde et lève les yeux vers le ciel, comme si en prière elle veut dire: « Dieu aidez-nous ». Derrière elle, le père Sansouci entre en traînant les pieds avec une expression de point d’interrogation dans le visage qui semble vouloir dire: « Ton mariage n’a-t-il pas lieu vendredi prochain? » Et, soufflant et haletant en montant les marches

extérieures, arrive Gérard.

— Bonsoir monsieur Xavier, monsieur LeNormand, dit le père Sansouci d’une

voix tremblante. Je suis désolé, mais ce dérangement n’est pas de ma faute. J’étais convaincu que l'on avait besoin de mes services seulement la semaine prochaine. Le père Marion aurait dû m’en aviser plus clairement avant de partir en pèlerinage.

Je m’avance, presque dans le visage du père Sansouci.

— Mais hier soir après la répétition, on vous a dit—

N’ayant écouté à aucune de mes paroles, il continue:

— Quand la bonne soeur ici m’a dit que votre mariage avait lieu ce soir, j’ai paniqué parce que j’avais oublié où j’avais mis le rituel de mariage en français après la répétition hier soir. Je savais que votre ami, monsieur Therriault, en aurait besoin. Je remercie le bon Dieu que soeur Victoria l’ait trouvé sous une pile de poèmes dans mon étude.

Soeur Victoria me regarde en hochant la tête de droite à gauche.

Retenant ma forte envie de hurler ma colère, je me force à sourire au père Sansouci.

— Disons simplement que je suis content de vous revoir ici, mon père. Et maintenant, pouvez-vous s’il vous plaît vous dépêcher et—

Avant que je puisse finir ma phrase, reprenant souffle, Gérard me tend la main.

— Je regrette, Paul. C’est une longue histoire. En route pour me rendre ici, mon auto a commencé à faire un drôle de bruit et puis—

— Ça va, Gérard, tu t’es rendu. À c’t’heure, pourrais-tu s’il te plaît—

Gérard me coupe la parole et se tourne vers le père Sansouci.

— Bonsoir, mon père. Je m’appelle Gérard Therrien, pas Therriault. C’est un honneur de faire la connaissance d’un de nos grands poètes de langue française en Nouvelle-Angleterre, dit-il, lançant un clin d’oeil envers Simon et moi.

Le père Sansouci serre la main de Gérard.

— Ohhhhh, merci beaucoup, monsieur Therrien. Je suis flatté que vous m’adressiez la parole ainsi, surtout que vous soyez vous-même un de nos historiens distingués. J’apprécie beaucoup vos articles dans le Courrier canadien.

Simon feint de tousser, ce que j’interprète pour vouloir dire que si le père Sansouci se soit trompé en prononçant le nom de Gérard, il est douteux qu’il lise ses articles. Mais pour l’instant, je veux mettre fin à ces banalités. Je m’approche donc de soeur Victoria en tapant discrètement sur ma montre.

— Excusez-moi, crie-t-elle en levant les mains pour attirer l’attention du père Sansouci et de Gérard. I’ est quasiment sept heures. Vous deux, vous pouvez jaser plus tard. Là, c’est l’temps de mettre vos vêtements. Moué, m’as m’occuper des vases sacrés pis des autres détails.

Tandis que les autres se mettent à leurs tâches individuelles, Simon retourne au

banc d’église au fond de la sacristie. Il me regarde en tapant sur le siège à côté de lui. Je lui répond en me frappant rapidement à la poitrine, lui laissant savoir que mon coeur bat précipitamment et que je suis trop anxieux pour m’asseoir. Au lieu, je marche à pas lents d’un bout à l’autre de la sacristie.

Quelques minutes plus tard, nous avons dépassé les sept heures. Toutes sortes d’images me hante l’esprit. Muriel, qui attend dans le vestibule, se demandant pourquoi le retard. Nos familles et nos amis dans les bancs et à quoi ils doivent penser. Mon oncle Jacques répétant le même morceau de musique, anticipant un signe que la cérémonie soit sur le point de commencer.

Tout à coup, ma soeur, Françoise, arrive à la sacristie.

— Qu’est-ce qui s’passe? I’ est presque sept heures et dix. Le monde commence à grouiller dans leurs bancs.

Ne voulant pas faire une scène, je me précipite vers Françoise pour lui parler tout bas.

— C’est trop compliqué pour en parler ici. S’il te plaît, dis à Muriel que tout va bien. On est juste un petit peu en retard.

Ensuite, j’appuie le doigt sur ma tempe.

— Pense à la répétition d’hier soir. Tu comprends?

Faisant une grimace, Françoise appuie le doigt sur sa propre tempe.

Capisce!

À la suite des derniers préparatifs, de mon va-et-vient de plus en plus rapide, de mes battements de coeur croissants, enfin, dès sept heures vingt, soeur Victoria annonce:

— Bon, ça y est. Moué, m’as sortir, avertir les autres.

En attendant dans le transept de l’église devant l’autel de Saint Joseph, le père Sansouci, Gérard, Simon et moi regardons tous Sylvia Pinard, la fille d’honneur, suivie de Muriel et son frère David—leur père étant décédé depuis longtemps—marchant le long de l’allée principale au son majestueux de mon oncle Jacques jouant de l’orgue. Lorsque nous commençons à nous approcher pour les rejoindre, le père Sansouci déclare:

— N’oubliez pas ce que je vous ai dit à la répétition hier soir. Si vous ou Muriel avez des doutes, dites « non » puis nous terminerons la cérémonie. Souvenez-vous du fait que ce soit un engagement à vie.

Toujours en marchant lentement, Simon se tourne vers moi. Son sourire, qui semble vouloir supprimer un éclat de rire, me dit qu’il ne peut pas croire ce qu’il vient d’entendre. Au moins maintenant il sait que je ne plaisantais pas auparavant. Quant à moi, je me demande ce que Gérard doit penser après avoir entendu la déclaration du père Sansouci. Je ne me retourne pas pour le regarder, de peur que cela produise entre nous un éclat de rire.

Arrivé face à face avec Muriel, je constate chez elle une grimace d’incertitude. Je la connais assez bien pour deviner qu’il ne s’agit pas de nervosité prénuptiale. D’après nos entretiens avec le père Sansouci et de ce qu’elle ait pu apprendre de ma soeur à propos des causes du retard ce soir, je calcule que Muriel s’inquiète plutôt que la solennité de notre cérémonie de mariage soit menacée davantage.

Avec Simon et Sylvia, nous prenons nos places aux prie-Dieu devant le maître autel, tandis que le père Sansouci et Gérard prennent les leurs derrière l’autel.

Faisant face à nous quatre ainsi qu’à nos familles et amis dans les bancs derrière nous, le père Sansouci commence la prière d’ouverture:

— Au nom du Pè—, et du Fils, et du Saint—prit. Am—

Ses paroles syllabiques sont accompagnées d’un bruit de friture et d’un bourdonnement assez fort qui résonnent à travers l’église.

Sans aucun doute, la paroisse Notre-Dame a besoin d’un nouveau microphone d’autel.

Ensuite, apparemment inconscient de la situation, le père Sansouci récite le reste de la prière d’ouverture, sa voix interrompue en competition avec le craquement du microphone.

Nous quatre, nous nous regardons les uns les autres en voulant dire: Où va-t-on avec tout cela?

De l’autel, Gérard me regarde en haussant les épaules. Il se penche vers le microphone et tente de le régler. Ça ne sert à rien. À chaque fois que le père Sansouci parle dedans, on a le même résultat. En fin de compte, Gérard éteint le microphone.

Situés près de l’autel, nous pouvons entendre le père Sansouci, mais il est douteux que sa voix faible se rende jusqu’aux oreilles des gens dans les bancs. Toujours parfaitement ignorant de ce qui se passe autour de lui, il continue à célébrer la messe.

Plus le temps passe, plus je suis tenté de me retourner pour voir si soit soeur Victoria ou le bedeau soit quelque part dans l’église afin que je puisse faire signe à l’un d’eux de nous apporter un nouveau microphone. Mais devant tout le monde, je n’ose pas.

Lorsque Simon et Sylvia font leurs lectures respectives et que Gérard prononce son sermon, au moins ce microphone-là fonctionne bien. Dommage qu’il soit installé à la chaire.

Immédiatement après le sermon, pendant lequel Gérard établit un lien entre l’amour de Jésus-Christ pour l’humanité et l’amour entre époux et épouse, vient le moment de la cérémonie du mariage elle-même. Puisque Gérard préside et le père Sansouci ne fait qu’observer, tout se déroule bien. Nous prononçons nos voeux, nous échangeons nos alliances, et Gérard termine en nous disant:

— Au cas où vous vous le demandiez, vous pouvez maintenant vous considérer

mariés.

Il le dit assez fort afin que toute l’assistance puisse l’entendre.

De fait, tout le monde rit.

Et puis, le père Sansouci reprend la célébration de la messe nuptiale. Il est évident qu’il ne l’a pas fait en français depuis plusieurs décennies, car à tout moment, il perd sa place dans le rituel. Ça n’aide pas non plus qu’à cause de la chaleur et l’humidité écrasantes de juillet, sans climatisation dans cette église ancienne, on ait installé un gros ventilateur oscillant, qui souffle parfois sur les pages du rituel. Il me paraît donc ironique qu’un prêtre expérimenté feuillette rapidement le rituel sans retrouver sa place, tandis que le jeune séminariste lui prête secours avec facilité.

Pendant l’offertoire, un bruit de pas traînants provient de derrière l’église. De nouveau, nous nous regardons tous les quatre avec la même pensée: mais qu’est-ce que ça pourrait bien être cette fois? Plus le bruit augmente, plus nous nous apercevons que quelqu’un s’approche du devant de l’église. Ensuite, nous entendons les échos d’un agenouilloir tombant brusquement. Après un moment de silence, un son assez fort qui

ressemble au plissement de papier couvre la voix douce du père Sansouci. De nouveau, j’ai envie de me retourner pour voir ce qui se passe, mais je résiste. Muriel et moi nous regardons l’un l’autre. Son expression est une réflexion de la mienne, qui dit: J’ai envie de rire, de pleurer et de hurler tous à la fois. Quoiqu’elle devrait être une occasion solennelle, notre grande journée devient une comédie d’erreurs.

Pendant la communion, mon oncle Jacques joue l’Ave Maria de Franz Schubert. Parce que nous nous marions en français, j’avais demandé à Muriel si mon oncle pouvait jouer lAve Maria de Charles Gounod. Cependant, Muriel, qui joue du piano classique, insistait sur la version de Schubert, sa préférée. D’après la façon dont se déroule la soirée, mon oncle aurait pu jouer la Marche funèbre d’une marionette de Gounod—l’indicatif de l’émission de télévision d’Alfred Hitchcock datant des années 1950 et ’60—et ça n’aurait pas rendu les affaires pires qu’elles le sont déjà.

Et enfin, c’est terminé.

Par la suite, sur le perron de l’église, les gens nous saluent.

— Pendant queuque temps-là, j’pensais que t’avais eu peur pis que t’avais laissé ma p’tite soeur toute seule à l’autel, me dit Denis, l’autre frère de Muriel.

— Rien qu’à cause que toué, Denis, t’as peur de t’accrocher à quelqu’un, répond Muriel, ça veut pas dire que Paul est comme toué. J’avais aucun doute à propos de lui, pas pour une seule minute.

— Moi, j’ai failli sortir de l’église, dit Marie-Madeleine, l’épouse de Simon. Cette femme qui est entrée dans l’église en plein milieu de la messe est venue s’asseoir à côté de moi, puis elle a commencé à fouiller dans un gros sac à papier qu’elle portait.

Marie-Madeleine met la main sur son ventre enflé.

— Elle sentait l’urine et ça me rendait malade. Quelqu’un m’a dit que c’est une rongeuse de balustrade qui va à tous les offices religieux.

— C’était un vrai cirque avec le prêtre qui jouait le rôle de Monsieur Loyal, dit

ma tante Marion.

— Fais attention, ma tante, je lui réponds tout bas, parce que le voilà. Gérard est avec lui.

— Voici un cadeau de noces pour vous, le père Sansouci nous dit à Muriel et moi. C’est mon nouveau recueil de poésies, intitulé Bon voyage. C’est un titre qui vous va bien puisque vous êtes sur le point de partir en voyage de noces.

Il me passe son volume ainsi qu’une enveloppe.

— Et puis, ça c’est votre certificat de mariage. Je l’ai fait signer par votre ami ici, monsieur Therrien, à titre d’officiant, mais c’est moi qui ai signé vos deux noms et ceux de vos témoins. Pourquoi vous obliger de revenir à la sacristie pour un petit détail?

Bouleversé, je fourre l’enveloppe entre les pages du livre.

— Euh … merci mon père, je lui dis en lui serrant la main.

Muriel a le souffle coupé par ce que nous venons d’entendre. Le père Sansouci aussitôt parti, elle se tourne vers Gérard.

— I’ a signé nos noms, tous les quatre. Penses-tu que c’est légal? On est mariés

ou non?

Avec un sourire sarcastique, Gérard hausse les épaules.

— J’peux pas parler pour l’État du New-Hampshire, mais dans les circonstances, j’pense que le bon Dieu prendra ça en considération.

— Pour le père Sansouci, j’ajoute, c’est peut-être sa manière de rendre une annulation plus facile à obtenir. Mais si on peut survivre à tout ce qui vient de nous arriver ce soir à cause de lui, notre mariage pourra endurer n’importe quoi.

— Ainsi soit-il, dit Gérard.

Tout à coup, mes parents et la mère de Muriel s’approchent de nous et nous embrassent.

— Votre prêtre-là, dit mon père, c’est tout un show qu’i’ nous a fait.

Je l’avoue, mon père n’a jamais été reconnu pour son tact.

— T’es pas drôle, Lucien, ma mère lui dit. C’est quand j’y pense ….

— Ouais, dit ma belle-mère, j’aimerais ’i tordre le cou avec son col romain.

Je me tourne vers ma mère.

— Et puis, Maman, te rappelles-tu ce que tu me disais à toutes les fois que les choses allaient pas à mon goût? Tu disais « laisse faire » parce que j’m’en souviendrais plus le jour de mon mariage. Là, qu’est-ce que t’as à dire?

Ma mère reste muette.

— Laisse faire, dit ma belle-mère, tu t’en rappelleras plus le jour de tes funérailles.