Patrick Lacroix, "Tous Nous Serait Possible"  (Non-fiction)

Compte rendu par David Vermette


PATRICK LACROIX, « Tout Nous Serait Possible ». Une histoire politique des Franco-Américains. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2021. ISBN: 9782763754871


compte rendu par David Vermette (Click here to read in English)

Au décès de Pierre Morin à Brunswick, Maine en 1925, le journal local honore cet ancien marchand et conseiller de la ville d’une longue notice nécrologique. « En temps voulu, indique la notice, les citoyens francophones de la ville [de Brunswick]  souhaitaient avoir l’un des leurs au conseil municipal, et en 1912, M. Morin eut l’honneur d’être le premier citoyen francophone élu à cette fonction » (Brunswick Record, 3 décembre 1925).


C’est ainsi que les « citoyens francophones de la ville », au nombre d’environ 4 000 en 1912, commencent à exprimer une volonté politique pour leur communauté. Ce sont précisément de telles expressions de résolution politique franco-américaine qu’étudie le Dr Patrick Lacroix dans sa monographie novatrice Tout nous serait possible.


Lacroix définit avec soin la portée de son histoire. Il se concentre sur la politique électorale franco-américaine, y compris l’histoire des préférences politiques, des candidats et des élus. Il traite de l’évolution de la participation des Franco-Américains à la vie politique américaine; de la dynamique entre cette participation et les efforts pour assurer la survivance culturelle canadienne-française aux États-Unis; et de la relation entre l’électorat franco-américain et les deux grands partis politiques américains, les Républicains et les Démocrates. Le livre de Lacroix explore ces thèmes dans des chapitres qui couvrent l’époque choisie (1874-1945) chronologiquement, tout en se déplaçant d’une région du Nord-Est à l’autre. Contrairement à de nombreux traitements des Franco-Américains du Nord-Est, l’ouvrage de Lacroix porte à la fois sur la Nouvelle-Angleterre et l’État de New York. Son récit met en lumière les histoires politiques régionales contrastées et diverses des Franco-Américains dans sept États.


Selon Lacroix, la participation franco-américaine à la politique américaine est anémique jusque vers 1905. Le nombre d’électeurs naturalisés franco-américains (exclusivement masculins à l'époque) est petit. Les journalistes franco-américains tendent à exercer une influence puissante sur les questions de citoyenneté et de préférence politique. Malgré le soutien croissant pour la naturalisation dans la presse francophone et parmi les élites, la communauté franco-américaine doit attendre l’avènement d’une génération née aux États-Unis pour commencer à montrer ses « muscles » politiques.


Initialement, les Franco-Américains n’ont aucune forte inclination pour l’un ou l’autre des deux principaux partis politiques américains. Leurs notions politiques sont formées par la politique partisane du Canada, qui ne correspond pas précisément aux alignements politiques américains. Cependant, la disponibilité des Franco-Américains à soutenir l’un ou l’autre parti leur permet de fonctionner comme un vote décisif.  


À ce stade, alors que les préférences partisanes franco-américaines sont encore influençables, les deux partis rivalisent pour leurs votes en faisant des offrandes sous forme de patronage politique. Essentiellement, chaque parti accepte de promettre la nomination de Franco-Américains à des postes tels que juge, consul ou responsable commercial en échange de votes. Lacroix invoque la notion de la « reconnaissance ethnique » formulée par Ronald Petrin pour décrire comment chaque parti tente de s’associer à la cause de la survivance culturelle franco-américaine. Lacroix, cependant, voit une « continuelle tension » entre la cause de la survivance et celle de la partisanerie politique (27).


La participation politique franco-américaine commence à augmenter notamment après l'élection en 1908 du Républicain Aram Pothier de Woonsocket comme premier gouverneur franco-américain du Rhode Island. (Notons que le désir des Franco-Américains de Brunswick, Maine d’avoir l’un des leurs à la tête de leur ville suit l’élévation de Pothier d’un seul cycle électoral.) Dès les années 1920 et 1930, de nombreux Franco-Américains occupent des postes électifs, surtout aux niveaux municipal et étatique, mais dans plusieurs cas au niveau fédéral.


En tant que groupe, les Franco-Américains exercent le pouvoir politique régional au début du vingtième siècle. Mais leurs fortunes politiques dans les États du Nord-Est varient. Dans le Massachusetts et le Rhode Island, de nombreux Franco-Américains, élus ou nommés, accèdent aux hautes fonctions; deux Franco-Américains occupent le poste de gouverneur dans le plus petit État du pays (Rhode Island) au cours de la période étudiée par Lacroix. Mais dans le Vermont et le Maine, et peut-être dans une moindre mesure dans le New Hampshire, l’emprise des Républicains est si forte à cette époque que le soutien croissant des Franco-Américains aux Démocrates les cantonnent à long terme dans l’opposition. Dans le New York et le Connecticut, où la population franco-américaine est proportionnellement moins importante vis-à-vis d’autres ethnies, l’influence du groupe est minimisée. Cependant, au niveau local, partout dans le Nord-Est où les Franco-Américains atteignent une population nombreuse — de Plattsburgh, New York à Central Falls, Rhode Island — ils ont des représentants élus.


Au cours des premières décennies du vingtième siècle, les Franco-Américains commencent à développer des affiliations partisanes régionales plus fortes. Par exemple, les Franco-Américains du Rhode Island penchent vers les Républicains, tandis que les villes industrielles du Maine, comme Lewiston, favorisent les Démocrates. Cependant, plutôt que de développer des affiliations politiques à toute épreuve comme d’autres groupes, l’électorat franco-américain tend à se soucier davantage de l’intégrité du candidat individuel et des implications pour leur communauté que de la politique ou de l'idéologie partisanes. Le livre de Lacroix confirme l’adage qu’il cite, parfois associé au politicien du Massachusetts Tip O’Neill, selon lequel « toute politique est locale ». Lacroix montre que les préférences politiques franco-américaines dépendent souvent de questions étroites comme la distribution des permis d’alcool, ou la personnalité et l’influence locale d’un individu. Ces préoccupations bien ancrées éclipsent les tendances idéologiques ou partisanes.


En fin de compte, à mesure qu’ils s’intègrent au mouvement ouvrier des États-Unis avec la syndicalisation de l’industrie textile, les Franco-Américains commencent à afficher une nette préférence pour les Démocrates. Surtout dans les trois États du nord de la Nouvelle-Angleterre (Vermont, New Hampshire et Maine), le soutien franco-américain pour les Démocrates devient de plus en plus solide à l’époque de la grande crise et du New Deal, renforcé par la popularité personnelle de Franklin Delano Roosevelt. L’association des Républicains du Nord-Est avec des nativistes dont le Ku Klux Klan des années 1920 n’attire point les bonnes grâces des électeurs franco-américains.


Dans sa discussion de l’histoire politique du vingtième siècle, Lacroix explore également l’impact du 19e amendement à la Constitution qui permet aux femmes blanches de voter à travers l’Union. Lacroix montre qu’aussitôt que le suffrage des femmes est un fait accompli, les chefs franco-américains, y compris le clergé, encouragent généralement les femmes franco-américaines à voter. Ils voient cela comme nécessaire pour que le groupe conserve sa force politique. Si les femmes franco-américaines ne votent pas, à la différence de celles des autres groupes ethniques régionaux, alors les Franco-Américains perdront leur influence durement gagnée. Mais Lacroix montre aussi que les hommes politiques franco-américains tendent à s’opposer aux réformes de la santé et de l’éducation soutenues par de nombreuses femmes, sous prétexte que ces mesures constituent une ingérence de l’État dans les affaires familiales.


L’auteur raconte aussi les brefs engouements franco-américains pour les franges politiques à gauche et à droite, qu’il s’agisse d’émois sociaux-démocrates dans certaines régions au moment de la grande crise des années 1930, ou de l’accueil enthousiaste offert au représentant du gouvernement français de Vichy lors de sa visite à plusieurs centres franco-américains pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ces incursions dans le domaine du radicalisme sont exceptionnelles. Dans l’ensemble, pendant la période étudiée par Lacroix, l’expression politique franco-américaine reste confinée aux partis principaux et aux modes politiques dominants du Nord-Est des États-Unis.


Lacroix offre trois conclusions à partir de ses recherches. Premièrement, il souligne l’importance régionale de la participation politique franco-américaine dès le début du vingtième siècle. Ses recherches tendent à contredire l’idée que les Franco-Américains, menant des vies isolées dans leurs Petits Canadas, seraient généralement invisibles pour le courant dominant américain. Tout au long de cette période, et surtout à l’apogée de l’immigration vers 1880 à 1900, la presse américaine couvre à fond le déplacement du Québec et de l’ancienne Acadie vers les centres industriels du Nord-Est, tandis que la presse québécoise vante les succès politiques franco-américains. Il n’est pas vrai que les Franco-Américains sont invisibles à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle; en revanche, ils sont largement omis des histoires de l’immigration américaine écrites après coup.


Deuxièmement, Lacroix rejette comme une spéculation sans preuve l’idée selon laquelle les Franco-Américains seraient plus conservateurs que les autres électeurs, et par conséquent du côté des Républicains. Il suggère que le conservatisme de l’élite cléricale et traditionaliste du Québec ne s’accorde pas avec celui du Parti républicain du vingtième siècle.


Enfin, Lacroix met l’accent sur la multiplicité et la diversité de l’expression politique et des préférences politiques franco-américaines. Pour lui, cette diversité ne divise pas les Franco-Américains de manière à limiter leur pouvoir politique; au contraire, ce trait caractéristique « mérite d’être reconnue et célébrée » (226).


Cette dernière conclusion signifie que Lacroix ne propose pas de thèses générales sur la pensée politique franco-américaine et offre peu de plongées dans l’âme des Franco-Américains en tant qu’animaux politiques. Au service de son affirmation de la diversité politique franco-américaine, Lacroix évite largement les grandes généralisations idéologiques ou les discussions théoriques. Ce choix rend son texte relativement exempt de jargon. Cela est rafraîchissant et rend son français lisible pour un public américain ayant une compréhension intermédiaire de la langue.


Maintenant que le travail de Lacroix est terminé, de futurs chercheurs pourront le développer pour nous donner une idée plus profonde des philosophies et de l’influence des politiciens et des responsables franco-américains. Prenez Hugo Dubuque (1854-1928), législateur de l’État du Massachusetts et juge à la Cour supérieure du Commonwealth pendant dix-sept ans. Dubuque est un avocat constitutionnaliste qui a laissé, dans ses écrits et ses opinions judiciaires, une œuvre qui mérite l’analyse et l’évaluation. Je peux imaginer un livre qui esquisserait les portraits de plusieurs personnalités telles que Dubuque, Pothier, le législateur Félix Gatineau, la suffragette Camille Lessard Bissonnette, le travailleur social Urbain Ledoux ou d’autres, et qui examinerait leur pensée et ce qui dans chacune d’eux pourrait se rapporter à l’esprit franco-américain. Des historiens à la recherche d’une pensée politique originale chez les Franco-Américains pourraient aussi lire les procès-verbaux des conventions des Canadiens français des États-Unis, de 1865 à 1901, compilés par Gatineau. Ces conventions sont des événements à peu près biennaux, organisés dans tous les États du nord, où les délégués des communautés franco-américaines se réunissent pour discuter des grandes questions qui préoccupent leurs constituants. Le discours de ces congrès montre que les Franco-Américains ont des idées novatrices, pour leur époque, sur la nature de la citoyenneté américaine, influencées par leurs conceptions politiques canadiennes.


Deux petites critiques: Premièrement, un livre savant comme celui de Lacroix devrait inclure une bibliographie. Bien que Lacroix fournisse les références bibliographiques complètes pour ses sources dans ses notes en bas de page, une bibliographie à la fin du livre (ou publiée en ligne) serait utile à ses lecteurs. Il propose non moins de neuf courts appendices à la fin du livre, dont plusieurs contiennent des tableaux de chiffres. L’auteur aurait pu réserver certains de ces détails pour ses articles académiques et échanger trois (ou plus) de ces appendices contre une bibliographie. 


Deuxièmement, Lacroix exagère son argument selon lequel l’histoire politique franco-américaine serait une lacune historiographique. Comme le note Lacroix, les travaux de François Weil abordent la classe politique, et son prédécesseur Robert Rumilly fait place à la politique dans son histoire générale des Franco-Américains publiée dans les années 1950. Les citations par Lacroix des travaux de Ronald Petrin, Madeleine Giguère, Martin Pâquet, David Walker ainsi que ceux de Rhea Côté Robbins sur Bissonnette montrent que son sujet n’a pas été aussi négligé par les chercheurs qu’il ne le prétend.


Il ne fait aucun doute, cependant, que Tout nous serait possible fournit la discussion la plus soutenue et la plus ciblée de l’histoire politique franco-américaine à ce jour. Il apporte une contribution importante. Comme aucun autre ouvrage, ce livre établit la chronologie, le qui, le quoi et le où de la politique franco-américaine dans ses limites temporelles et géographiques déclarées. Le livre de Lacroix fait bien ce que toute monographie devrait faire: l’auteur définit une portée limitée puis exécute sa mission avec profondeur et précision. Avec ce livre, et avec son blog Query The Past, Lacroix s’impose comme l’un des plus importants – et certainement l’un des plus prolifiques – historiens des Franco-Américains à l’œuvre aujourd’hui.


Note:


Cette traduction du compte rendu écrit en anglais par David Vermette a été préparée par la Dr Leslie Choquette avec l’assistance des rédactrices et des rédacteurs de Résonance. Nous sommes toujours à la recherche de moyens d'améliorer notre contenu en français. Si vous avez des commentaires ou des contributions, nous vous prions de contacter notre comité de rédaction.