PROVENANCE : HAÏTI 

par Meredith Escudier

PROVENANCE : HAÏTI

par Meredith Escudier


Petit à petit, la salle se remplissait. Une petite pièce sans climatisation malgré la chaleur floridienne m’avait été désignée comme lieu d’enseignement et mes futurs élèves – tous adultes, immigrés de Haïti - arrivaient dans un flot qui me paraissait sans fin. Nerveusement, je regardais la liste des inscrits, remise par l’administration de Continuing Education. Effectivement, ils étaient nombreux, mais…  « Come in, come in, » j’ai dit en souriant. L’accueil était important pour un premier cours d’anglais, je me disais, tout en me demandant comment j’allais faire pour les accommoder tous. Et puis, comme une bouée de sauvetage, je me rappelais toutes les années que j’avais déjà vécues en France, années qui m’avaient bien servi dans l’apprentissage de la débrouillardise : le système D, comme disent les Français, à la fois art et science. Je trouverais bien une solution.

         Formatrice de vocation et franco-américaine de culture, je connaissais bien les défis de l’apprentissage d’une langue étrangère. Auparavant, mon activité en France avait consisté à enseigner l’anglais en milieu professionnel…et, tant qu’à faire, apporter un peu d’encouragement et d’enthousiasme à l’effort car combien d’adultes dont la scolarité était bien loin s’auto-qualifiaient de nul en anglais, déclarant joyeusement leur « nullité » dans une rengaine incontournable : Chuinulenanglais ! Pour rectifier cette lacune, je me rendais chez eux, sur site, en entreprise. Installés autour d’une table dans une salle de conférence, ils apprenaient tranquillement à converser, échanger, et, petit à petit, à apprivoiser cette langue venue d’ailleurs.

         De quelle manière cette expérience allait-elle me servir aux Etats-Unis, face à des immigrés Haïtiens ? Comment les soucis d’une comptable en France ou les enjeux d’un directeur de marketing à Paris pouvaient-ils être pertinents pour un laveur de vaisselle en Floride ? C’était à voir, mais en attendant, face à l’arrivée des Haïtiens qui s’empilaient dans la pièce, j’ai commencé par tirer des chaises à droite et à gauche, faisant encore une petite place par-ci, par-là, signalant une étagère qui pouvait servir de banc et puis voilà : mes élèves étaient en place, certains perchés, d’autres bien installés, tous un peu appréhensifs, et tous attentifs. Hello, j’ai dit.   C’était au début des années 80. Ils étaient les « boat people » du moment, les nouveaux arrivés qui venaient en masse en Floride, juste à la suite d’une vague inattendue d’immigrants Cubains. Quelles épreuves avaient-ils déjà traversé pour venir travailler à la plonge dans les restaurants de Boca Raton ou à manier la pelle dans les jardins de Palm Beach ou, fréquemment, les deux à la fois ? J’avais du mal à me le représenter.

 Hello, teacher. Thank you, teacher,  disaient-ils. Je n’avais pas de nom propre pour eux, juste un statut : teacher, applicable tantôt à moi, tantôt à tous mes collègues – à Linda, Sharon, Christy, Doug – dont la mission était la même : leur transmettre tant bien que mal un peu de Survival English, car, pour survivre aux Etats-Unis, les immigrés auraient besoin de remplir des formulaires divers, inscrire un enfant à l’école, chercher du travail, s’organiser, se défendre, exister.

         Contrairement à toute attente, c’est moi qui ai appris le plus. J’ai appris qu’une belle phrase bien construite ne sert à rien quand on ne sait pas que la lecture va de gauche à droite et, quand on arrive au bout d’une ligne de lecture, il faut descendre et revenir à gauche pour trouver la ligne suivante. En les observant, j’ai appris qu’on peut encore utiliser les vieux crayons à papier, même quand il ne reste que quelques petits centimètres de longueur. En les écoutant, j’ai appris que le créole ressemble au français, mais pas au point où je pouvais saisir plus de la moitié du sens dans un flot de paroles. En revanche, les Haïtiens arrivaient bien à comprendre mon français, celui auquel je faisais appel pour les rassurer, les accueillir, ou peut-être tout simplement pour me distinguer des autres teachers, mes collègues monolingues. J’ai appris également que la pensée abstraite ne se développe pas forcément sans qu’elle ne soit sollicitée. Et j’ai appris que les personnes qui travaillent toute la journée peuvent encore trouver la force pour venir aux cours du soir…même si le sommeil les gagnait parfois. Il ne fallait pas que je le prenne mal quand il leur arrivait de poser la tête sur la table.

         Un jour, remplie de bonnes intentions, j’ai porté mon globe terrestre en classe pour leur montrer l’emplacement de leur pays. Allaient-ils même comprendre la notion de la représentation du monde par une carte ? A savoir. Sur le chemin, j’ai eu un flashback de l’œuvre de Flaubert : Un Cœur Simple où le personnage de Félicité, exposée pour la première fois à une carte, demandait à voir sa maison. Combien de « cœurs simples » peuplaient mon groupe ? Je ne l’ai jamais su. Je n’ai pas pu l’évaluer.

         « C’est ça, Haïti ? C’est tout ? » disaient-ils. Comme ça devait être étrange que toute une expérience de vie – des champs de canne à sucre, des maisons en bois brinquebalantes, des rues colorées par des affiches publicitaires, des images de Baby Doc dans les lieux publics, des enfants aux yeux mi-clos guettés en permanence par la malnutrition, des familles en péril vivant au jour le jour, la sueur, le sang, les larmes – soit captée, même apparemment résumée, par une petite tache de couleur sur une sphère en plastique qu’on tourne gentiment sur un axe....

 « And this is Florida, »  j’ai ajouté, indiquant d’abord le bleu qu’ils avaient traversé pour y arriver, un bleu salé, venteux, périlleux, devenu dans sa représentation un petit filet de turquoise sur un support en plastique.

         “And this is the U.S.A., the States.” J’ai passé ma main dessus, caressant généreusement toute une partie de la surface.

         Stupeur ! La comparaison était saisissante. Comment était-il possible que toute une vaste expérience de vie soit représentée par une petite tache insignifiante, tandis que ce nouveau départ - ce qui n’était pour l’instant qu’un début de début, une première tentative, pas plus qu’une esquisse de démarrage -  puisse se constituer d’une superficie étendue…occupant une bonne partie d’un continent entier ?

         « Mais, Haïti, » ils s’exclamaient, « c’est pitit, pitit, pitit ! »,  en montrant l’ongle du petit doigt, devenu pour l’occasion le nouveau symbole de leur pays.

         J’ai eu comme un malaise. J’avais dérangé leurs connaissances, perturbé leur conscience confortable d’une réalité familière. Je me sentais troublée, inquiète. Mais Almarante, Damas, et Edline, de leur côté, ne semblaient pas du tout embêtés, vivant plutôt une découverte plaisante. Sans état d’âme apparent, ils acquerraient simplement de nouveaux repères, tandis que moi, j’avais l’impression de perdre les miens. Je ne savais plus ce que je représentais ou même ce que je devais représenter.

 « Bon, » j’ai dit, rangeant le globe dans un coin, « si on jouait au Bingo ? »  J’avais besoin de me recueillir et, en leur proposant ce territoire agréable de jeux en guise de travail ludique sur les chiffres, j’allais pouvoir m’offrir un moment de répit et de vague réflexion : 76, 42, 31…. Leurs yeux parcouraient leurs cartons de jeux individuels dans l’espoir d’être le premier à remplir les cases et gagner un prix – tout comme des enfants, tout comme les personnes âgées, tout comme tout le monde, tout comme moi.

         Au bout d’un moment de grande concentration, de gestes discrets, même un peu secrets, on a entendu un triomphant Bingo !  Edline a gagné, les yeux brillants de joie. Les autres la regardaient, gentiment admiratifs, mais philosophes. Tôt ou tard, chacun aurait sa chance, son propre moment de gloire, son heure au soleil.

         Great, Edline. Congratulations. J’ai regardé dans mon coffre à trésors pour lui choisir quelque chose, un prize pour couronner son succès.

         Edline, à 19 ans, était vêtue d’une robe d’un bleu tendre aux manches bouffantes, dans des tons joliment fondus, rappelant les tenues sages des petites filles versaillaises. Son travail de jour à nettoyer les toilettes dans un grand magasin ne l’empêchait pas de porter des rubans dans les cheveux le soir. Je farfouillais dans mon tiroir. Ah, voilà quelque chose de bien : du vernis à ongle. Corail. Car les femmes, toutes les femmes Haïtiennes, vivaient leur féminité et leur coquetterie pleinement. D’ailleurs, elles m’avaient redonné le goût de porter des jupes et de renoncer aux joggings et bermudas courants dans les pays anglo-saxons.

         “Edline, this is for you.”

         Inspection d’abord, ensuite sourire et satisfaction. « Thank you, teacher. »

Sa voix était jeune et un peu brisée, non d’émotion, mais d’une absence d’affirmation. La hardiesse et la hargne n’étaient pas dans ses cordes. Peut-être, serait-ce pour plus tard, suivant les aléas de la vie, les péripéties et les défis qu’elle rencontrerait sur le chemin, mais en attendant, le jour de la remise de son bingo prize, elle en était encore préservée.

         Thank you, m’a-t-elle dit. La bonne réponse aurait été you’re welcome, bien sûr. You’re welcome est la réponse enseignée, la réponse attendue, celle que je devais tout naturellement prononcer. Bizarrement, sans réfléchir, pour des raisons que j’ai cherchées plus tard, je n’ai pas dit you’re welcome. A la place, j’ai tout simplement dit : Thank you, Edline, plaçant l’emphase sur le you, ainsi communiquant que c’est moi qui vous remercie, Edline. Pourquoi ? Je ne sais pas exactement. De plus, je ne sais pas si c’est important de le savoir. Dans l’enseignement, par moments, de manière inattendue, on est appelé à vivre un moment suspendu dans le temps, c’est tout. 

         Ce jour-là en Floride, dans une chaleur étouffante et dans une salle bondée d’immigrés fatigués, sans courant d’air et sans climatisation, un moment particulier - something special – a eu lieu entre Edline et moi…ou entre le groupe et moi, ou entre élèves et teacher, nos rôles étant devenus flous et confondus. Le grand globe avait été mis de côté, oublié, posé sur le sol, mais j’avais l’impression à ce moment-là que nous l’occupions tous, ce grand globe, ensemble…et plutôt avantageusement.