La lutte finale de Lucille LeBlanc
par James Nolan
traduit par Marie-France Mourey
LA LUTTE FINALE DE LUCILLE LeBLANC
par James Nolan
traduit par Marie-France Mourey1
Un jour de décembre Célestine s’allongea au milieu du parloir et ne bougea plus pendant trois semaines. « Je ne sais pas s’il faut que j’appelle le curé ou le remorqueur », Lucille se plaignait à ma grand-mère au téléphone. « Il me faudrait une grue pour la déplacer. Je n’peux pas inviter vous tous pour Noël avec cette femme qui se lamente entre la télé et le piano ».
« Jack, va voir si tu peux faire quelque chose, » ma grand-mère m’exhorta. Tenter de
faire quelque chose pour les Leblancs c’était comme si on essayait de faire quelque chose avec la guerre de sécession. C’était du passé, et moi j’étais de l’avenir.
Célestine était une énorme femme avec des dents en or ; le plancher tremblait sous ses pas. Lucille était maigrichonne et maligne ; elle avait une peau marbrée de deux tons de blanc différents et de marron. Mais elle était en meilleur état que sa sœur Mignonne, qui se servait d’un déambulateur pour se déplacer, et si sourde qu’elle n’entendait même pas le téléphone sonner. Lorsqu’elle se mettait debout Lucille était prise de vertiges et devait se rasseoir aussitôt. Les sœurs avaient toutes plus de soixante-quinze ans. Lucille aimait à dire qu’entre elles trois il y avait au moins une bonne pair de jambes, une bonne paire d’oreilles et une bonne paire d’yeux.
Célestine avait travaillé pour la famille Leblanc pendant vingt-cinq ans dans la plantation caribéenne dilapidée de Bayou Road. Elle avait astiqué, et fait des grillades pour les six excentriques frères et sœurs Créoles qui se chipotaient. Aucun d’eux ne s’était jamais marié où n’avait travaillé. La voix tonitruante de Célestine rebondissait de la cuisine à la galerie, donnant des ordres à tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Le dimanche, quand nous étions à table, elle se perchait sur un haut tabouret devant son fourneau, et dirigeait la conversation par la porte ouverte. Elle nous donnait des ordres sur ce qu’on devait manger, quelle quantité nous devions avaler, et servait ses entremets de conseils et de commérages. Toute opinion divergente devait attendre son verdict, délivré vigoureusement avec le plat suivant. Lucille préférait changer de sujet plutôt que de donner raison à Célestine.
Célestine était toute aussi effarée que les LeBlancs de voir le quartier de Bayou Road se dégrader, et s’aventurait au-delà de la barrière en bois encore moins souvent qu’eux. Elle prétendait avoir peur qu’un jouvenceau avec un portatif jouant de la musique à fond d’une main et un gros bâton de l’autre, ne l’attaque à l’arrêt du bus. Ces dernières années, sauf pour la messe du matin à Sainte Rose de Lima, seule Lucille quittait la maison, après avoir mis son chapeau et son collier de perles, pour se rendre « en ville » (comme elle appelait encore la rue du Canal) et aller voir son avocat, son banquier, ou pour se battre avec les « grands gorilles» de la mairie.
D’abord, le département de la Santé Publique condamna les poulaillers et les élevages de canards. Les LeBlancs en avaient toujours eu, et ils furent forcés de manger de la viande acheté en magasin. Puis la ville fit fermer le puits et la citerne, les obligeant à laver leur viande avec de l’eau du robinet tirée du Mississippi. « Ceux-là de la Santé vont nous rendre malades pour sûr », Lucille répétait à qui voulait bien l’entendre. Mais le coup de grâce fut assaini quand la ville interdit les cheminées. En hiver, ils durent alors se réfugier autour de petits chauffages
électriques branchés aux chandeliers de cristal, avec des rallonges qui pendaient dans les immenses pièces.
Les vieilles familles du centre-ville n’élevaient plus de poules et ne buvait plus d’eau de citerne, me dit ma grand-mère, même si elle se souvenait de l’avoir fait quand elle était jeune quand elle vivait près des LeBlancs. Ma grand-mère était allée à l’école du couvent avec les sœurs LeBlancs. Mais à coté de Lucille et de Mignonne c’était une Mémère Totalement Moderne. Elle fumait des Salems, conduisait sa propre voiture, et avait probablement été la première personne dans tout l’Etat de Louisiane à posséder un Mix Master et un four à rôtisserie. « Les temps ont changé » tel était son adage. Elle aimait le bel acteur du show de General Electric qui, longtemps avant d’en être le président, répétait chaque semaine à la télévision que « le progrès est notre produit le plus important.»
A l’époque où la ville condamna les cheminées, les sœurs LeBlancs entrèrent dans une période de deuil dont elles ne ressortirent pas. Elles continuèrent à prendre leur long déjeuner tranquille à une heure de l’après-midi, et à faire la sieste, comme si le monde des embouteillages des neuf heures-cinq heures, et les autoroutes n’existaient pas. Pendant ce temps-là, la maison s’écroulait autour d’elles, rafistolée par de futiles efforts à contrôler la détérioration endémique des tropiques. Les tuyauteries éclatées étaient ravaudées avec des chiffons et du chatterton, des morceaux de linoleum bariolés couvraient les trous causés par les termites, et les volets cassés étaient bouclés avec des fils de fer. Le jardin était en friche, et quand j’étais plus âgé, j’enfilais des vieux jeans après le déjeuner du dimanche, et j’arrachais les mauvaises herbes, et taillais ce que je pouvais. Les sœurs menaçaient souvent de mettre la maison en vente et d’aller habiter à la campagne où leurs cousins avaient une plantation de sucre, mais la plantation finit par être achetée par une compagnie pétrolière, et la maison ne fut jamais vendue.
La débâcle commença avec Euphémie, la plus jeune des LeBlancs, convaincue que ses sœurs essayaient de l’empoisonner. Durant nos visites dominicales, elle apparaissait brusquement entre les grinçantes portes glissières qui séparaient la salle à manger du parloir, ses yeux en amande abaissés comme ceux d’une sœur novice, les bras dans le dos. Ses cheveux gris duveteux étaient coupés courts à la garçonne; elle ne pesait pas plus de 40 kilos. Elle parlait fort, d’une voix geignarde, comme une sourde qui apprend à parler.
Un jour, quand j’avais environ quatorze ans, elle entra, fit une courbette et me déposa un baiser timide sur la joue.
« Pourquoi Mademoiselle Euphie a-t-elle fait ça ? » demandai-je à Lucille en rougissant.
« Elle te prends pour Emile, le beau garçon du Bayou St Jean qui venait lui rendre visite. Mais Papa l’a chassé, alors il est parti là-bas se faire tuer par le Kaiser. Euphie Marie, elle ne s’en est jamais remise, j’te l’dis. »
La fois d’après, quand Euphémie apparut entre les portes à glissières, je lui baisai la main galamment, jouant le rôle du soupirant Créole fantôme. Euphémie se précipita vers la cuisine en hurlant. On entendit Célestine se débattre avec elle. Quand elle l’eut enfin calmée et attachée dans son lit, je demandai à Célestine ce qui s’était passé.
« Elle t’a pris pour le chiffonnier. Elle est arrivée en criant qu’un chiffonnier lui avait léché la main, et il a fallu que je lui lave cinq ou six fois pour en effacer l’odeur. »
Lucille refusait de faire enfermer sa sœur comme ses cousins lui recommandaient, et disait qu’elle ne pourrait jamais vendre la maison tant qu’Euphémie était vivante. Où allait-elle trouver un endroit assez grand pour que les voisins n’entendent pas ses cris ?
Après qu’Euphémie s’eut laissé mourir de faim, le frère ainé, Sylver, pris la relève. Il refusa de sortir de son lit jusqu'à sa mort. Soutenu par des oreillers, l’œil sauvage et la barbe hirsute, il réclamait des bières Dixie, et des Lucky Strikes. Célestine tenait un plateau en argent sous la cigarette qu’il avait à la bouche afin d’en récupérer la cendre, terrorisée à l’idée qu’il mette le feu à son lit. Il implorait en vain le miséricordieux Seigneur Jésus de l’emmener, jusqu'au jour où j’entendis Célestine lui dire sans mâcher ses mots, qu’il devrait avoir honte de demander au Seigneur de faire quelque chose qu’Il n’avait pas l’intention de faire à ce moment précis.
Le soir même Sylver mourut.
*
Mes rendez-vous avec le dix-neuvième siècle duraient tout l’après-midi, surtout les visites solennelles comme celles qui suivaient le repas de Noël, quand ma grand-mère, ma mère, ma sœur et moi échangions des cadeaux dans le cercle réduit des LeBlancs. Leurs deux cousines, les sœurs Lanoux à langue de vipère de la rue Nord Miro, étaient toujours là avec leur fille Adrienne et Jérôme, un garçon de mon âge. Le parloir sentait comme l’intérieur d’une vieille valise en cuir, et je passais des heures assis bien droit sur ma chaise, le papier d’emballage en aluminium rouge d’une nouvelle paire de boutons de manchette balancé sur les genoux. Mon grand-père avait tellement serré mon nœud de cravate que je pouvais à peine avaler ma liqueur de cerise.
Tout le monde parlait en même temps, à personne en particulier, en français, en anglais, dans les deux langues. Des oreilles américaines croyaient entendre une altercation même quand tout le monde était d’accord. C’était le style de conversation que l’on appelait le cancan, comme la danse, déchaîné mais pas aussi osé. Hochant la tête au rythme du cancan je me frottais les mains à rebrousse-poil contre le crin de la chaise.
« Margot, dites-moi encore quel âge a ce garçon, oh là, comme il est grand." Lucille se tournait alors vers moi. « Alors, Ti-Jacques, tu veux une Barq's ou un Big Shot? T’es peut-être pas assez grand pour une liqueur de cerise. Ma cousine le fabrique en la campagne pour la famille toutes les fêtes de Noël mais c’est peut-être trop fort pour toi. »
J’avais l’impression d’être dans une cage, avec des grandes perruches en robe de rayonne à fleurs et des grosses godasses noires aux pieds ; des barrettes flamboyantes retenaient leurs longues mèches blanches. Elles piaillaient et criaient, remplissant la cage de plumes, battant des ailes et sautant d’un perchoir à l’autre. Balancées sur le bord de leurs chaises, elles se trempaient le bec rapidement dans les minuscules verres qu’elles tenaient à la main. Dehors, j’entendais les pives de pins tomber sur les chaises à bascules de la galerie, et je sentais le soleil s’immobiliser au centre d’un ciel d’étain.
Dans la boule de cristal de l’armoire à bibelots, il neigeait à chaque fois que je le souhaitais.
Des coupes en verre taillé, alignées sur les rayons, reflétaient les miroirs biseautés. Le haut plafond avait la couleur des pages d’un vieux bouquin, la peinture en lambeaux. Le parloir me rappelait un magasin d’antiquaire de la rue Royale encombré de potiches chinoises, de candélabres, de dahlias sauvages dans des cadres dorés, de chaises canées couleur de dents de fumeur, et un vrai parcours du combattant de dessertes et de guéridons. Un énorme ventilateur pendait du plafond, comme une hélice immobile. Le tabouret du piano lui, tournait bien, et ma sœur virevoltait dessus dans sa robe jaune à plastron, avec ses jupons amidonnés et ses chaussures vernies qui touchaient à peine le plancher. Un petit sapin de Noël luisait sur le piano et des rois mages en plâtre et leurs chameaux en traversaient le couvercle— cloué—à la recherche de l’étoile scintillante en argent.
Le Noël qui suivit la fermeture des cheminées des LeBlancs, leur cousin Goozy Dordain leur commanda, du catalogue de Montgomery Ward, une cheminée en carton munie d’un spot giratoire derrière un écran de cellophane rouge. Pour ne pas le vexer, Lucille l’installait chaque année. On regardait en silence, sur le nouvel écran de télé la neige tomber sur New York, tout en sirotant notre liqueur de cerise. Dans le parloir glacial, la lumière rouge de la cheminée illuminant nos visages. On réarrangeait sans arrêt les chauffages électriques.
Tout le monde disait « C’est vraiment beau», mais on rentrait tôt.
*
Lucille avait mis la cheminée en carton dans l’entrée, elle était prête à l’installer quand Célestine se coucha au milieu du parloir. Des années durant, les frères et sœurs prirent place dans la file des mourants, jusqu'à ce qu’il ne reste plus que Lucille, Célestine et Mignonne. Puis, sans raison particulière Célestine décida que c’était son tour.
Comme les dames blanches pour lesquelles elle avait travaillé, Célestine ne s’était jamais mariée. « Qui voudrait d’elle ? » remarquait Lucille quand Célestine ne pouvait pas l’entendre. Célestine était de la campagne, de la Paroisse d’Assomption. Elle avait des croyances bizarres, et tout un assortiment de petits animaux, qui étaient ses esprits disait-elle. Un jour que je cherchais du sucre dans le garde-manger une tortue caouanne, qui se cachait parmi les boites de conserve, me mordit la main. Tout en la frottant avec de l’alcool, Célestine m’annonça que la tortue la soignait.
J’étais alors en première année de fac, j’avais des cheveux longs, et je défilais dans les manifestations sur les droits civils. Encore sous le choc de la morsure de la tortue, et me sentant coupable de la ségrégation de l’époque, je prenais place à la table de la cuisine en face de Célestine, chose que je n’avais jamais faite, et nous parlions de réincarnation. On y croyait tous les deux.
« Rien ne meurt » me disait Célestine. « Tout passe d’un stade à un autre. Ces animaux que j’ai amenés sont mes gens de la campagne. Ils sucent ma misère, et la remette dans la terre. Un jour je serai eux, ou ils seront moi, ou Mamzelle Lucille ou ta Mémère. C’est nos gens aussi».
Les discussions que j’avais dans la cuisine avec Célestine sur mes idées hippies n’étaient pas vues d’un bon œil par les LeBlancs, ni par ma famille. Ils exigèrent que Lucille mette la tortue sous la maison dans un trou, et la firent se débarrasser des lézards, des souris des champs, et des serpents de jardins, qu’elle avait cachés dans tous les recoins de la cuisine. Quant je revins en visite Célestine éclata : « J’espère que tu ne m’en voudras pas si je te dis en face que tu aurais bien meilleure allure si tu n’avais pas tous ses cheveux qui te pendent dans la figure ». Alors qu’elle tentait subrepticement d’attraper ses ciseaux de barbier, je m’excusai et filai sauter dans un bus.
Le mal que Célestine tentait de guérir avec sa tortue caouanne devait être terriblement réel, parce que la maison sentait si mauvais que seuls les amis fideles et la famille venait lui rendre visite. Je remarquai la puanteur pour la première fois quand ma grand-mère m’expliqua dans un chuchotement théâtral que « Célestine s’était souillée ». Nous quittâmes la cuisine par la galerie arrière. Mais une âcre odeur d’urine avait envahi les boiseries, les nappes, et les tentures. L’odeur était accentuée par la peur des courants d’air des Créoles, et les volets restaient bouclés. Lucille et Mignonne n’avaient pas conscience de l’odeur; elles vivaient avec. Mais au en pénétrant dans leur maison par un après-midi d’été, je me demandais comment on pouvait vivre de la sorte.
Après les odeurs ce furent les ordures. J’étais abasourdi par le nombre de sacs en papier que ma grand-mère sortait et empilait dans sa voiture à chaque fois qu’elle allait voir les LeBlancs. Un après-midi j’en portai trois, elle deux. Ils pesaient une tonne. Au début je ne posais pas de question, je pensais que c’était des vieilles fringues destinées aux bonnes sœurs du Foyer des Incurables, ou des pots de confitures de figues, ou de liqueur de cerise, qui dureraient pour le reste de mes jours. Finalement, ne pouvant plus résister, je demandai à ma grand-mère ce qu’il y avait dans les sacs.
« Ne dis rien à personne, Jack, » me répondit-elle, « mais Célestine ne veut pas que Lucille ou Mignonne ne jette quoi que ce soit. Elle s’est mise dans la tête que les ordures avaient de la valeur. Journaux, bouteilles de lait, boites de conserve, tout s’empile dans la maison à tel point que Lucille dort sur le sofa dans le parloir parce que sa chambre est envahie par une montagne de déchets. »
Je jetai un coup d’œil dans un des sacs sur le siège arrière. Il était rempli de sacs en plastiques des pains Holsom, et de boites de café du French Market Coffee & Chicory.
« On a décidé qu’à chaque fois que je viendrais, on ferait comme si on revenait de faire des courses au magasin Maison Blanche, tu sais, et on se débarrasserait des ordures de cette façon. Le plus triste c’est qu’on ne savait pas que Célestine cachait son argent entre les pages des vieux journaux jusqu’à ce que six billets d’un dollar tombent par terre. Maintenant il fallait qu’on épluche les journaux, et on mettait son argent sous sa bible sur la cheminée de sa chambre. Elle économisait pour son enterrement».
La contrebande d’ordures dura plusieurs mois, jusqu’au jour où Célestine décida de faire sa paillasse dans le parloir, et de s’allonger dessus pour y mourir.
Lucille nous faisait un rapport quotidien. « Elle aime dormir par terre…comme toi », Lucille marquait une pause pour accentuer notre intrigue hippie… mais d’habitude elle dort dans le couloir du fond près de la cuisine. Dieu sait que j’en ai pour jusqu'à Pâques de nettoyer sa chambre. Ça fait dix ans que je la supplie d’aller voir un docteur, mais elle me dit qu’elle n’a pas besoin de docteur. Et à chaque fois que je parle d’ambulance, elle se met à hurler. Tu l’entends, elle recommence. Faut que j’y aille. Je sers cette femme comme si c’était la reine de Saba. Dis à ta Mémère que je l’appellerai plus tard. Et fais une prière pour moi ».
Assise sur le banc à commérages à côté du téléphone noir carré, Lucille appelait toute la famille, demandant à chacun ce qu’elle devait faire. Sa cousine, Tante Sis de la rue North Miro, lui suggéra « de passer les caleçons de Célestine à la lessive ». Lucille effectuait cette corvée tous les soirs dans la baignoire, et emmaillotait Célestine de culottes propres chaque matin. Célestine gémissait et blasphémait. Elle adjurait son Créateur pendant que Lucille se débattait avec elle pour la changer. L’odeur avait été moins suffocante la dernière fois que nous avions vu Célestine.
Elle gisait étalée sous une pile de couvertures rapiécées alors qu’il faisait particulièrement doux en cette journée de décembre. Malgré les lessives, une odeur pestilentielle de pisse flottait dans l’air. De forts rayons de soleil filtraient à travers les persiennes, et faisaient des ombres zébrées dans la pièce, saisissant au passage des particules de poussière qui tombaient dans les lents courants du ventilateur. Une sorte de grisaille fatiguée flottait dans l’air. On se pencha sur Célestine comme sur une tombe impromptue.
Au premier abord, le lit de mort ressemblait à une montagne de haillons, avec un gros caillou vert dessus, qui haletait. En y regardant de plus près, je m’aperçu que seul le visage bleu cendré de Célestine était visible, perlé de gouttes de sueur, les yeux roulés en arrière. La tortue était posée sur son énorme ventre, la queue et les pattes rentrées dans la carapace racornie. La tête au bout du cou allongée nous regardait avec provocation de ses yeux rouges. Elle semblait monter la garde sur Célestine, et je me souvins qu’elle mordait.
Je cru l’entendre souffler. Je me teins à distance.
Lucille nous fit passer sur la galerie, et Mignonne nous suivit, claquant son déambulateur. « Elle dit qu’elle lui aspire sa misère, la tortue. Que son âme va aller l’habiter quand elle sera de l’autre côté, et après je devrai la remettre sous la maison », dit Lucille. « J’ai déjà bien assez à faire sans m’enquiquiner d’une sale caouanne. Quand je lui dis que je vais en faire une soupe de sa caouanne, elle hurle encore plus fort ».
Mignonne se balançait dans son fauteuil de bambou usé, le regard perdu dans le long chemin ombragé qui menait à la grille, comme si elle était en train de s’imaginer sa dernière sortie de Bayou Road. Elle secouait sa tête fanée en marmonnant par intervalles réguliers: « Lucille avait raison ! » « On a fait c’qu’on a pu ».
« Est-ce que tu as essayé de faire autre chose, comme d’appeler une maison de retraite ? » ma grand mère lui demandait, pour la ramener sur terre. « J’ai entendu dire que le Berger Bienfaisant était très bien, pour les Blancs comme pour les Noirs ».
Lucille balaya le conseil comme s’il était tombé d’une autre planète. « Tous les jours je m’agenouille devant la Sainte Mère, et je lui demande ce qu’il faut que je fasse. Et hier j’ai reçu une réponse claire et nette: appelle sa famille. Alors j’ai finalement appelé une femme dans la Paroisse d’Assomption qui prétend que Célestine est sa grande tante. Elle m’a dit, « Vous avez la tante Célestine ? » et j’lui dis « Si elle fait partie de ta famille, vient la chercher. Cette femme souffre trop. Nous, on a chacune un pied dans la tombe, ma sœur et moi ».
Je venais de passer mes examens de fin de trimestre, trois jours avant Noël, quand Lucille appela pour nous annoncer la mort de Célestine, et que sa nièce avait emmené le corps dans la Paroisse d’Assomption. La veille de Noël, au matin, ma grand-mère emmena Lucille et Mignonne à l’enterrement dans sa Plymouth turquoise. J’ai appris qu’en chemin Lucille avait passé sa tête, ornée d’un chapeau rose neuf, par la fenêtre de la voiture pour vomir. Avant de partir, elle m’avait demandé de la débarrasser de la tortue. J’ai attirée l’animal dans une boite à chaussure, et je l’ai remise dans son trou sous la maison. J’ai inventé mes propres rites funéraires pour Célestine, avec les bougies votives et un pot de mayonnaise rempli d’eau bénite, que j’avais trouvé sur le prie-Dieu de Mignonne.
Alors que je m’affairais sous la maison, dont les piliers de briques la maintiennent au dessus du niveau d’inondation, un coup de tonnerre annonça une de ces tempêtes louisianaises si soudaines qu’elles jettent le moment présent dans une parenthèse. J’ai passé un long moment sous les planchers de cyprès à allumer les bougies et à chanter un poème Choctaw que j’avais déchiré de mon livre de littérature, hypnotisé par les trombes d’eau. L’odeur de terre mouillée me rappela que Bayou Road avait été un chemin de halage boueux entre le Mississippi et le lac Pontchartrain au temps des Indiens. Au début du siècle, il avait été recouvert de briques. J’imaginais une procession d’Indiens Houma, leurs pirogues d’écorce balancées sur leurs têtes, se dirigeant vers le bayou. J’aspergeai le trou de gouttes d’eau bénite et les enterrai aussi.
Lucille m’avait souvent raconté une histoire que sa mère lui racontait. Un prêtre vaudou, qui s’appelait Jean Bayou, avait enterré de l’or sous la maison. Devant ma fascination enfantine elle m’avait promis que si un jour elle vendait la maison, on louerait des détecteurs de métal et on irait rechercher l’or enfoui sous la maison. En étudiant de près le trou où se trouvait la tenace tortue caouanne, j’en déduis que l’or était enterré dedans. J’aspergeai le reste de l’eau bénite et enterrai Jean Bayou et son or, que la tortue garderait, et Célestine avec sa misère, et - bien que je l’ignorai à ce moment-là -, mon passé, et celui qui existait bien avant ma naissance.
*
Lucille et moi n’avons jamais loué de détecteur de métal pour chercher l’or de Jean Bayou. Le jour de l’orage fut ma dernière visite à Bayou Road. Nous n’avons pas fêté Noël le lendemain, et en l’espace d’un mois, Lucille et Mignonne, abandonnées dans leur ruine à courant d’air, mirent la maison en vente. Elles partirent s’installer à Destrehan, dans une pièce en béton construite dans le jardin de leur cousin Goozy, reliée à la maison par un passage couvert de tôles ondulées. Ma grand-mère, réprimant un frisson, me dit de ne pas aller les voir. Mignonne ne réagissait plus et Lucille était désorientée. Elle faisait sa valise pour rentrer à Bayou Road, pour y passer la serpillière, où quelque chose de ce genre. J’étais à la fac, j’avais d’autres choses en tète.
Lucille et Mignonne moururent toutes les deux dans leur chambre de béton l’année qui suivit leur déménagement de Bayou Road. Ma grand-mère dit que c’était mieux ainsi. J’habite dans une autre ville, dans un autre Etat où les poulets en liberté, le bilinguisme, boire de l’eau de pluie, recycler les déchets, et mourir chez soi est à la dernière mode. Je rigole tout haut en imaginant ce que Lucille penserait de tout cela. Elle avait toujours une parole mémorable, tirant le siècle dernier jusqu’au milieu de celui-ci avec une bride de mule.
Peu de temps avant son décès ma grand-mère m’envoya une découpure du Times Picayune qui racontait comment un dot-com de San Francisco avait transformé la maison des LeBlancs en Bed and Breakfast, où les stars de la télévision descendaient quand elles venaient à la Nouvelle-Orléans. « Les temps ont changé !» gribouilla-t-elle sous la photo en couleur de Mary Tyler Moore, assise sur la galerie. La chambre de Mignonne était recouverte d’une moquette beige qui entourait un jacuzzi. Une piscine remplaçait le poulailler. Je pouvais aller dans n’importe quelle banlieue cossue et voir la même chose. Je jetai l’article à la poubelle.
Après le décès de Mémère, nous avons fait venir le piano que les LeBlancs lui avaient donné. La fragile antiquité fut livré pendant une chute de neige une semaine avant Noël, et ma femme voulait arracher les clous rouillés, le faire accorder, et jouer des chants de Noël. Mais j’ai refusé, et exigé que le piano reste cloué. Pour me faire plaisir, elle n’insista plus quand je lui racontai ce que le soldat Yankee avait fait le jour de la mort de Lincoln.
L’histoire disait que la grand-mère LeBlanc était en train de jouer du piano alors que la Nouvelle-Orléans était une ville occupée. Quand un soldat de l’Union vint lui dire de s’arrêter parce que la ville était en deuil, elle continua de jouer parce qu’elle ne comprenait pas un mot d’anglais. Il revint une deuxième fois, et elle lui montra la porte en souriant, et se remit à jouer. La troisième fois, il revint avec un marteau et cloua le couvercle. Pas une seule note n’est sortie de ce piano depuis ce jour où Lincoln a été assassiné, et le silence austère, et la défaite devrait y rester enfermé comme une sonate fantôme.
C’est tout ce qu’il me reste de mon enfance.
Tous les ans à Noël on fait un petit quelque chose. Des amis viennent prendre un verre, et je me retrouve sur le tabouret tournant du piano muet, à raconter l’histoire du dernier décembre à Bayou Road. Et pour mon fiston, j’aligne sur le couvercle du piano les rois mages et le chameau, toujours à la recherche de leur étoile.
Endnote
1. Publié à l’origine en anglais: James Nolan, « Lucille LeBlanc’s Last Stand, » You Don’t Know Me: New and Selected Short Stories (University of Louisiana at Lafayette Press, 2014).